Une chronique de Daphnis Olivier Boelens, juillet 2015.
INTRODUCTION
Il
est des livres qui n'en sont pas. Ou plutôt, il est des livres qu'on
lit et des livres qu'on vit. Des ouvrages où un cœur se livre, des
écrits qui saignent mais qui règnent. Ceux-ci sont un poing qui s'abat
et non un point qui s'appose. Parce que le poing entame là où le point
achève.
Un
jour, la vie de Patricia a déraillé pour plonger dans un fossé,
basculant dans l'horreur... mais aussi dans l'inconnu. Au détour d'un
couloir. Au détour de la folie humaine. Au détour d'une rencontre qui
n'aurait jamais dû avoir lieu.
Avec
pour seuls bagages ses tripes, il s'agira pour la jeune femme de
regagner la voie ferrée afin de poursuivre le chemin initial... mais ce
sera forcément dans un autre « train de vie ».
Pourquoi elle ? Pourquoi ce « carnage » ? Pourquoi ce châtiment ?
1. L'HISTOIRE
Tout commence comme tant d'histoires qui n'ont, pour la plupart d'entre elles, aucune incidence.
D'un
côté, une femme, Patricia Lefranc. De l'autre, Richard Remes, un homme
marié à une autre femme, qui dit aimer Patricia mais qui multiplie les
relations extra-conjugales... et qui décide que, de toutes les femmes
qu'il a connues et qui l'ont quitté, ce sera elle qui payera. Le
hasard... Hasard ?
La haine. La vengeance. Le sadisme.
Patricia
a fini par le quitter définitivement, inquiétée par son attitude
(comment ne pas évoquer ce jour où il la drogue avec quelque substance
diluée à son insu dans du Pisang... qui valut à Patricia de se retrouver
aux urgences ; elle n'est, du reste, pas la seule dans ce cas : une
certaine Antoinette Gallemaers a vécu la même chose... pour ensuite
découvrir, à son réveil, sa petite fille morte !), par ses propos (il
lui avoue être impliqué dans la mort de cette petite fille un quart de
siècle plus tôt et avoir réchappé de justesse à l'arrestation... un aveu
d'assassinat ???), par son harcèlement téléphonique (les textos
ponctuent la journée de Patricia comme les secondes ponctuent une
minute)... La déferlante de violence psychologique fait écho dans tous
les gestes et déplacements de la jeune femme. La peur s'installe,
vibration qui fait trembler les chairs, oppression qui empêche de
respirer pleinement. Le quotidien change. Il y a comme une prémonition
dans l'air, perceptible en permanence. Une menace. Quelque chose va
finir par se produire, un événement terrible, un fait irréversible...
L'impensable ! Et le jour arrive, comme une nuit ravalant le jour à
peine éclos.
Nous
sommes le 1er décembre 2009 à Molenbeek. On sonne à la porte de
l'immeuble où habite Patricia (qui est également concierge de
l'immeuble). Un homme qui se dit « livreur ». Un colis pour elle.
Patricia s'adresse à sa femme de ménage, lui disant qu'elle sera de
retour dans quelques minutes, le temps de réceptionner le paquet. Elle
descend, insouciante (comment imaginer le pire au détour d'une situation
aussi commune ?). Mais tandis qu'elle s'approche de la porte vitrée qui
donne sur la rue, elle reconnaît un porte-clefs sur la serrure... c'est
celui de Richard ! Trop tard ! Déjà la porte s'ouvre en coup de vent et
un jet de liquide asperge le visage de Patricia. Le destin est scellé.
Le destin est sali.
Il
est là. En tenue de motard, la tête disparue dans un casque. L'homme ne
dit rien. Absolument rien. Il est une montagne de silence gorgée d'une
fureur volcanique. Il ne pipera mot durant tout le « processus de
destruction ». Son silence aboie d'une rage noire, aveugle,
déshumanisante. Est-il conscient de son acte ou possédé par le diable ?
Car comment commettre un tel acte sans rien éprouver qu'une froide
détermination ?
Il
asperge Patricia de vitriol. Une première fois. Une deuxième fois, pour
être sûr ! Bien qu'incendiée par la douleur, et horrifiée de sentir sa
chair fondre sous l'action de l'acide (30% de son corps sera brûlé),
elle parvient à ramper jusqu'à la rue. Elle ne voit déjà plus rien, et
n'entend plus que le hurlement qui grandit à l'intérieur de son crâne...
avant de s'extraire de sa gorge comme (pour reprendre les termes par
lesquels des voisins ont décrit ce cri) un égosillement d'animal à
l'agonie.
L'horreur.
Le début de l'enfer. La métamorphose s'opère : l'acide dévore, brûle,
dissout. Terreur et mal. Une douleur indescriptible, paroxysmique.
L'ambulance.
L'hôpital pour les grands brûlés. Le coma. Près de quatre mois de
coma ! D'absence. De semi-conscience et de chaos mental. Durant ces
mois, Patricia entend des voix, qui vont, qui viennent, certaines
amicales, réconfortantes, d'autres hostiles, inquiétantes, toutes
irréelles, inaccessibles. Tantôt à proximité, tantôt distantes. Elle est
en proie à une cavalcade de rêves sordides, violents, effrayants,
cruels, au cours desquels elle revit son agression, revoit son bourreau,
se sent prise au piège d'une spirale abominable et douloureuse. Elle
revit la scène en boucle en un interminable cauchemar. Elle se retrouve
face à son bourreau, encore et encore, dans des « mises en scène » plus
diaboliques les unes que les autres. Elle sent sa présence, et la peur
la statufie à chaque nouvelle occurrence. Est-elle simplement en train
de rêver ? Non, son intuition lui fait comprendre que tout cela est
réalité, que le pire s'est bel et bien produit. Est-elle morte ?
Est-elle en enfer ?
Non.
L'enfer va arriver : le réveil. Elle revient à la vie en mars 2010. Le
choc ! Le tourbillon. Tout se mélange, et en même temps tout se précise.
Le pire se confirme, mais elle en ignore encore ses multiples
déclinaisons et implications. Tout s'est passé si vite, malgré ces mois
de coma, de suspension dans le temps et d'immersion dans les projections
hallucinatoires.
Que s'est-il passé ? Où est-elle ? Que fait-elle là ? Qui sont ces gens autour d'elle ? Pourquoi ? Comment ?
Patricia
se souvient de tout. Elle aimerait se réveiller à nouveau, s'extraire
de cet épouvantable réveil, rouvrir les yeux en un temps où rien encore
ne s'était produit, en un temps où Richard n'existait pas. Mais le
destin semble en avoir décidé autrement. Patricia a déjà souffert d'une
enfance difficile. Un père accusé de pédophilie, une mère qui ne lui a
jamais dit « je t'aime », un premier mari échoué dans la drogue et
derrière les barreaux alors qu'elle a accouché d'une petite fille, une
relation difficile avec le père de son petit garçon... Et voilà que
Patricia doit affronter une nouvelle épreuve. La plus terrible de
toutes. Elle ne le sait pas encore à ce stade, car elle est couverte de
bandages. Elle sent, mais elle sait pas.
Elle
reçoit des soins au quotidien, et devine que la situation est grave.
Mais à quel point est-elle grave ? Ce n'est que le jour où elle tente de
faire sa toilette toute seule et qu'à la recherche de savon elle ouvre
accidentellement un placard, qu'elle va se trouver confrontée à sa
nouvelle vie, à son nouveau profil : un miroir ! Elle est tombée sur
elle-même. Mais ce n'est pas elle. Du moins, pas celle qu'elle connaît
depuis toujours. Elle avise une autre femme, affublée d'un masque
monstrueux. Un « je » sans plus d'identité, sans plus de féminité, sans
plus de repères. Traumatisant !
Patricia
pousse un hurlement, à bout de forces. Jusqu'ici, elle avait tenu le
coup, surmonté le choc. D'avoir perdu un doigt était déjà affreux, mais
d'avoir perdu... son visage ! c'en est trop.
Patricia
est défigurée. Son visage n'est plus. Il ne constitue plus qu'un
souvenir, qu'un vestige. Sa vie passée non plus n'appartient plus au
temps présent. Une page se tourne, une rage s'enfourne. Une nouvelle
existence vient de démarrer. Mais à quoi ressemblera-t-elle ?
Sera-t-elle encore quelque chose que l'on peut qualifier de « vie » ?
Dès lors, vivre ou mourir ?
Non,
vivre ! Car Patricia veut voir grandir ses enfants. Sa décision est
prise, elle va se battre. Pour eux et pour elle. Et contre ce monstre
qui lui a volé son visage ! Plus généralement, contre tous les monstres
du même acabit.
2. LE COMBAT
Commence donc le combat. Un combat pluriel.
- Premièrement,
contre la douleur qui la taraude jour et nuit, de manière
ininterrompue. S'habituer à la souffrance physique comme à une maison en
feu dans laquelle on emménagerait pour tenter d'y circuler entre les
flammes. Comment parvenir à meubler ce supplice ?
- Deuxièmement,
pour se reconstruire. Réapprendre à vivre avec ces nouveaux
« paramètres », ces nouvelles « limites », cette nouvelle « ligne
directrice ». Réévaluer ses objectifs et imaginer un nouvel avenir.
- Troisièmement,
pour tenir tête à des gens qui lui flanqueront à la figure des
réflexions désobligeantes ou qui ne l'apprécieront que par pitié. Comme
ce triste soir, dans le quartier du Sablon, où une femme lui balance à
l'entrée d'un bar : « Hé, connasse, quand on a une tronche comme la tienne, on ne sort pas la nuit ! ». Lutter contre les tourments, les insomnies et autres sales moments conséquents à ce type de réflexions.
- Quatrièmement,
pour traîner Richard Remes devant les Assises et prouver sa tentative
d'assassinat, ainsi que pour faire respecter par les Instances
Législatives un principe de peines incompressibles.
- Cinquièmement,
pour amener le(s) gouvernement(s) à réagir eu égard à la vente libre de
produits acides dangereux et dont on peut aisément se servir pour
défigurer ou tuer quelqu'un.
C'est
avec vigueur, pugnacité et inflexibilité que Patricia Lefranc mène tous
ces combats en parallèle. On ne peut qu'admirer le courage (une rage
constructive) et la générosité de cœur avec lesquels elle mène de front
et publiquement cette bataille pour la justice. Car, vous en
conviendrez, il est loin d'être évident de se réveiller un matin avec un
autre visage ! Perdre ses traits faciaux, c'est perdre son identité,
son passé, sa séductivité sociétale, son axe premier de communication...
son appartenance à l'espèce humaine ? se questionneraient les plus mauvaises langues.
Patricia nous montre qu'elle est plus humaine que bien des humains, et
qu'elle n'a rien perdu de ce qu'elle a toujours été : une femme de cœur
et de courage.
Par
sa force de volonté et sa fortitude, elle nous prouve que derrière un
visage meurtri, l'être vit encore, plus déterminé que jamais à
s'engager, à s'indigner, à se constituer porte-parole pour les personnes
qui ont vécu un drame similaire mais qui n'osent pas parler, qui
n'osent plus s'afficher, par honte, par désespoir. Parce qu'après la
peur, la douleur, il y a l'humiliation, la colère, le dépit. Comment
assumer les conséquences d'un méfait qui traduit autant de cruauté ?
Quelles ressources intérieures ne faut-il pas déployer pour reprendre sa
vie là où elle s'est interrompue, en étant conscient du fait qu'elle ne
sera jamais plus la même ?
Patricia
ose. De fait, le cran fait partie de sa reconstruction. Elle sait
qu'elle ne pourra pas continuer à vivre avec ce désastre dans le
silence, dans l'acceptation fataliste, dans l'indifférence du monde. Les
gens (psychiatres et autres grands parleurs) se plaisent à déclarer
(pour ne pas dire « déclamer ») que lorsque l'on vit un événement
terrible, il doit servir à progresser, à s'endurcir, à faire en sorte
que cela ne se reproduise plus sur autrui. Mais nous, humains, ne sommes
pas des robots programmés pour réagir exclusivement de manière
rationnelle, et pour prendre un tel recul et acquérir une telle optique
alors même que l'on souffre, il faut une force de caractère qui n'est
pas donnée à tout le monde. Patricia possède cette force. En ce sens,
elle est une élue. Parmi toutes celles qui ont subi un tel sort, c'est
elle qui prend la tête de ce combat qui n'a ni âge, ni frontières... ni
sexe. Car parmi les victimes dans le monde, on compte aussi des hommes.
Elle les rencontre, les « vitriolé(e)s » se confient. Toujours la même
histoire qui se répète, la même horreur, la même folie : un raptus
psychopathique, un Armageddon de vengeance, une opération de « marquage
au fer chaud » comparable à celui que l'on faisait subir aux esclaves du
temps passé pour sceller leur appartenance à une « race inférieure et
maudite des dieux » ; les victimes du vitriol sont esclaves de leur
défiguration, et leur survivance est un champ de coton. Les vitrioleurs
sont des esclavagistes, à l'instar de tout violeur, car ils
assujettissent une personne à un régime traumatique de terreur et de
désocialisation pour le restant de leurs jours.
Richard
Remes ne peut disposer de Patricia Lefranc, il tente donc de
l'annihiler, de la soumettre aux chaînes et boulets de l'invalidité. Un
schéma courant à l'échelle humaine : l'humain détruit ce qu'il ne peut posséder.
Le
procès tant attendu arrive. En Chambre du Conseil, d'abord, le 1er juin
2011. Richard Remes s'y affiche impassible, comme s'il n'avait fait
qu'asperger Patricia d'eau minérale. Il dit avoir seulement voulu lui
faire peur. Drôle de façon de s'y prendre ! Faire peur... en tentant
d'assassiner quelqu'un ? Lors de cette première comparution, en Chambre
du Conseil, il est interrogé par le juge sur les véritables motivations
de son acte.
Extrait du livre (p.196) : « Le juge continue donc avec une autre question, tout aussi précise : « Ce
qui m'interpelle, c'est qu'au moment de la reconstitution, vous dites
que ce produit se trouvait dans une armoire. Et quand on ouvre la porte
de la buanderie, on vous demande de refaire exactement le même geste.
Pourquoi ne pas avoir saisi la bouteille de Cécémel au lieu du flacon
d'acide ? »
Richard avoue alors avoir pris l'acide, en soulignant le fait que s'il
avait utilisé le cacao, cela aurait fait des taches brunes au sol. « Et ça, ce n'était pas très propre pour les locataires ! »
Une explication qui laisse planer un grand silence de stupéfaction dans
la salle. Quelques minutes plus tard, le juge explique que l'audience
est terminée et qu'il rendra sa décision dans les 15 jours.
Deux
heures après, je reçois un coup de téléphone d'un journaliste. Il
m'apprend que Richard a finalement été arrêté à son domicile, deux
heures après la Chambre du Conseil. Il s'agit en fait d'une prise de
corps ordonnée par le tribunal. Ce dernier a le droit de le faire
puisqu'il doit y avoir une décision de renvoi, soit en correctionnelle,
soit aux assises. »
Je
me suis permis de reprendre ce passage du livre de Patricia Lefranc,
parce qu'il témoigne noir sur blanc du caractère insensible et
calculateur de Richard Remes, et fournit un début d'explication quant à
la raison d'un tel acte. Un homme qui, visiblement, n'éprouve aucun
remords. De la même manière qu'il ne semble pas le moins du monde
affecté par la mort de cette petite fille qu'il est soupçonné d'avoir
tuée 25 ans plus tôt.
Une chose est certaine, l'objectif n'était pas de faire peur, mais bien de faire souffrir, d'endommager, voire de tuer.
Plus
tard, en mars 2012, aux Assises, la sentence est sans équivoque : 30
ans pour tentative d'assassinat ! Alors que précédemment R.R. avait été
libéré pour vice de procédure, le voilà écroué une bonne fois pour
toutes. De surcroît, le dossier du meurtre de la petite Sandra retrouvée
morte sur le trottoir de la Rue Haute le 16 janvier 1988 est aussitôt
rouvert, et la maman de l'enfant en question témoigne pour dévoiler
certains faits relatifs au condamné. Le visage le plus obscur de Richard
Remes se dévoile. Il y a décidément beaucoup de ténèbres sur la route
de cet homme. Et ces ténèbres, malheureusement, ont déteint sur la vie
de deux femmes, celle de Patricia Lefranc et celle d'Antoinette
Gallemaers (la maman de la petite Sandra). Jusqu'ici, Richard Remes
était parvenu à passer entre les mailles du filet. Mais ce coup-ci, le
filet s'est refermé sur lui.
À
l'issue du procès, Patricia peut enfin entamer la deuxième phase de son
existence. Car jusque là, tout était en suspens. Elle ne vivait plus
qu'en stand-by. Avec la peur atroce d'être « achevée » par son bourreau.
Peur qui se retrouve chez toutes les victimes de violences
conjugales/domestiques.
Tout
ne s'arrête donc pas là pour Patricia, que du contraire. S'enclenche un
grand travail médiatique de sensibilisation à ce nouveau type
d'agression de plus en plus répandu aux quatre coins du globe. Il faut
que les gens sachent, que l'opinion publique et la classe politique
prennent conscience de la dangerosité de certains produits disponibles
sur le marché, et que les instances gouvernementales compétentes
agissent en conséquence.
Patricia
Lefranc propose des réformes législatives, (p. 234) une loi visant à
n'autoriser l'accès à l'acide fluorhydrique, l'acide nitrique et l'acide
sulfurique (vitriol) que dans un cadre exclusivement professionnel et
surveillé. Une étude est donc menée « sur base de plaintes ainsi que de leur relevance sociétale ».
Elle lance des pétitions et interpelle les ministres afin d'accélérer
la machine et d'éviter qu'il y ait de nouvelles victimes. Car ce geste
qui ne prend que quelques secondes entraîne des conséquences ad vitam eternam. Comme une balle d'arme à feu. Comme toute arme.
Aujourd'hui,
Patricia Lefranc est « célèbre ». Un combat comme le sien force
l'admiration. Malgré la souffrance, elle tient bon. À l'heure actuelle, trois
trous demeurent dans la peau recouvrant son crâne, où l'os est à nu, ce
qui cause de terribles douleurs et nécessite des soins quotidiens.
Comment ne pas souligner également le fait qu'elle compte plus d'une
centaine d'opérations depuis décembre 2009, pour restaurer sa peau
brûlée, pour réparer le mal commis en une minute seulement. Une vie pour
« conjurer » une seule minute. Aujourd'hui encore, le calvaire se
poursuit. Mais Patricia affiche un humour et une énergie à toute
épreuve. Tout en restant humaine. Tout en donnant encore et toujours
beaucoup d'amour autour d'elle.
3. LE LIVRE
Dans
son récit autobiographique intitulé « Vitriolée ! », Patricia Lefranc
se livre à cœur ouvert au fil des pages et de son combat. De ses
combats, intime et public. C'est la femme qui parle, sans fioritures et
sans détours. Un récit brut, parfois brutal, parce qu'un vécu jalonné
d'épisodes marquants, douloureux. On ne choisit pas sa famille, mais on
ne choisit pas non plus certaines rencontres. Y a-t-il un marionnettiste
qui orchestre toute biographie ? Quand trop de mauvaises passes
s'inscrivent dans une vie, est-ce le hasard ou un tracé établi
préalablement ? En lisant le livre de Patricia Lefranc, je n'ai pu
m'empêcher de penser à cette vision de « destin pré-établi » ou de
« prédestination ». Dans cette optique, la réactivité positive de
Patricia m'apparaît plus remarquable encore. L'agression de Richard
Remes n'est pas un événement isolé s'inscrivant accidentellement dans le
cours d'une destinée bienheureuse. Elle m'apparaît davantage comme le
point culminant d'une succession d'incidents dramatiques ou pénibles,
atteignant le climax par cette attaque au vitriol.
Les
épisodes d'une vie nous changent tous. Nous évoluons en fonction de
notre vécu (ce qui m'amène d'ailleurs à me demander par quoi Richard
Remes a pu passer pour devenir ce qu'il est devenu). Mais le destin va
plus loin dans le cas de Patricia : il lui ôte le visage, soit ce qui
nous définit le plus dès notre naissance.
Le
changement est radical. Et confrontée à une telle métamorphose, à un
tel v(i)ol, Patricia n'a pas le choix : c'est se battre ou mourir.
Plus
que de relater des faits et des impressions, le livre de Patricia
creuse dans la psychologie humaine. Elle cherche à comprendre les
autres, comme elle cherche à se
comprendre dans la foulée, en analysant ses propres capacités de
résistance, ses propres limites, afin d'être plus forte et plus efficace
face aux innombrables tribulations dont elle doit triompher.
Il s'agit d'un livre d'amitié (avec le personnel médical qui a encadré les opérations et la convalescence), de guerre
(notamment contre une Institution Judiciaire pas toujours adaptée à des
cas extrêmes, et trop aisément sujette à des vices de procédure qui
conduisent à la remise en liberté de criminels parfois des plus
dangereux), de remise en question sous forme de « guide de reconstruction » (comment refaire sa vie après que la personne que l'on a été est effacée, par où entamer le « chantier de reconstruction » ?), de mort et de renaissance.
Ce livre est tant de choses à la fois. À ce titre, c'est une leçon de vie.
Ce
qui m'a le plus frappé en lisant le récit de Patricia, est sa capacité à
ne pas larmoyer sur son sort. Elle est tantôt sous le choc, tantôt en
colère, tantôt révoltée, tantôt effondrée (et Dieu sait qu'elle a le
droit de l'être ; la majorité des gens auraient baissé les bras pour
moins que ça !)... Mais jamais elle ne se laisse sombrer dans le chagrin
et le désespoir. Abandonner le combat et la combativité serait se
trahir elle-même, reviendrait à cracher sur toutes les victoires qu'elle
a déjà remportées par le passé face aux épreuves, car jusque là elle
s'était toujours relevée. Pas étonnant que, plus jeune, elle se soit
retrouvée à travailler pour Anthony Robbins, ce fameux coach américain
qui rassemble des milliers de personnes dans des stades afin de
rebooster le moral des troupes en encourageant l'hyper confiance en soi
et la sauvegarde de la combativité/réactivité envers et contre tout, en
préconisant une attitude et un discours de « Winner », de « Number
One » ! Patricia en a le tempérament. Elle-même est habitée par une
énergie positive et même un humour que rien ne semble pouvoir ébranler,
pas même les coups les plus iniques et cyniques du hasard. Sans doute
Anthony Robbins a-il dû également lui fournir des outils et des
ressources psychologiques pour affronter le pire en gardant le sourire
et, surtout, en conservant son caractère battant. Patricia continue
d'entreprendre, de bâtir, de foncer.
Ainsi,
Patricia ne se présente pas comme un « cas », mais comme un humain qui a
décidé de ne pas se laisser dégommer par le Mal. Se retirer de tout et
se morfondre serait faire plaisir et accorder la victoire à son
bourreau. Elle n'en a nullement l'intention : ce qui lui est arrivé,
bien au contraire, donne un nouveau sens à sa vie. Elle s'en tient
mordicus à ce principe de « renouvellement », sentant que le monde a
besoin de quelqu'un comme elle pour faire bouger les choses. C'est « au
vitriol » qu'elle aussi décortique toutes les failles d'une société et
d'un cerveau humain (celui de Richard Remes en particulier, mais pas
seulement) qui mènent à toutes les dérives et toutes les folies.
Oui,
elle a été victime. Oui, sa vie a changé. Non, ce n'est pas la fin de
tout mais le début de quelque chose ! L'entame d'une mission. L'incipit
d'une nouvelle histoire.
Il
y a ceux qui la soutiennent et ceux qui ne font que la plaindre. Ceux
que son combat indiffère ou qui le sous-estiment, et ceux qui s'y
joignent le poing levé : docteurs, chirurgiens, législateurs,
journalistes... Même dans l'innommable, il y a encore des manettes à
actionner. C'est d'ailleurs dans ce cas de figure, surtout, qu'il y aura
toujours du pain sur la planche !
Quand
on lit cet ouvrage, on se dit que rien de ce qu'on a pu vivre de
terrible ne l'est autant que cette expérience, et que si Patricia est
parvenue à surmonter cette épreuve, nous pouvons nous aussi passer outre
bien des revers de l'existence. Ou, sinon les dédaigner, du moins les
affronter victorieusement. Bien sûr, comme je l'ai déjà expliqué dans un
texte précédent, il ne faut pas comparer les souffrances, les
hiérarchiser. Car les limites de l'un ne sont pas les limites de
l'autre, le passé de l'un n'étant pas celui de l'autre, les gènes de
l'un n'étant pas ceux de l'autre, et ainsi de suite. Mais une chose est
sûre : le combat, la dignité et l'attitude constructive de Patricia ne
cesseront de forcer le respect et de servir de modèle pour d'autres
victimes d'atrocités de par le monde.
CONCLUSION
En conclusion de cet article, je ne peux que vous inviter à vous joindre vous aussi à ce combat que mène Patricia Lefranc.
1. Achetez son livre, lisez-le et parlez-en autour de vous.
2.
Signez la pétition online afin de susciter un réel engagement des
gouvernements européens dans la réglementation quant à la vente libre de
ces différents acides sus-mentionnés, et du vitriol en particulier.
Acides qui, s'ils sont utilisés en mécanique automobile, en plomberie et
autres secteurs spécifiques (comme décapants, désoxydants...), n'ont
pas pour autant besoin de circuler sur le marché avec la même
accessibilité que des canettes de soda. Certes, direz-vous, beaucoup
d'objets usuels peuvent servir à tuer : un couteau de cuisine, de l'eau
de Javel, une corde, tout objet lourd... Et tout interdire relèverait de
l'absurde. Mais il y a des armes plus redoutables que d'autres, et si
on peut limiter les moyens de nuire, on réduit automatiquement le nombre
de crimes et on complique la vie aux gens mal-intentionnés ou
détraqués. Plus il y a de bombes, plus il y a d'explosions.
https://secure.avaaz.org/fr/petition/Au_gouvernement_Belge_et_le_monde_entier_interdiction_de_la_vente_du_vitriol_acide_aux_particuliers/?pv=7&rc=tagging&fb_action_ids=10153046185744151&fb_action_types=avaaz-org%3Asign
« Vitriolée ! » de Patricia Lefranc, Editions La Boîte à Pandore, collection 'Témoignage et document', Paris, 2014 – ISBN : 978-2-87557-070-3
Un livre à lire, certes, mais aussi et surtout une personne à soutenir dans ses combats.
Daphnis Olivier Boelens, juillet 2015
TRADUCTION EN ANGLAIS D'UN PASSAGE DU LIVRE « VITRIOLEE ! » de Patricia Lefranc, par Daphnis Olivier Boelens :
excerpt from CHAPTER 22 : THE MIRROR (pp. 154-157)
Bien
qu'une traduction officielle en anglais vienne tout juste de voir le
jour, je m'étais permis, il y a quelque temps (n'étant pas au courant de
la traduction en cours de publication), de traduire un passage du livre
en anglais, afin de faire connaître le livre à l'étranger. J'ai essayé
le plus possible, dans cette traduction, de partager le ressenti de
Patricia, de mettre en exergue les émotions. La traduction qui suit fut
donc réalisée par mes propres soins, et n'est donc pas un extrait repris
de l'édition anglaise aujourd'hui disponible sur le marché.
Daphnis Olivier Boelens, août 2015
« Early
June, 2010. Each morning, after breakfast, nurses gather around to help
me have a wash and brush up. However, one day I decide to shift the
goalposts. In order to prove to myself that I am making headway, I ask
permission to stay alone in the bathroom; I would only call for help to
wash my back. The whole staff is rather happy about my request, because
it clearly means that my physical and mental condition are dramatically
improving. One of the nurses puts a chair within reach, to prevent me
from falling if I happened to slip or to feel faint.
So,
here I am, alone in the bathroom, for the first time in months. I
immediately realize that I am tackling a rough enterprise. First problem
to solve: the washbasin's tap can only be operated through an
electronic eye and the plughole comprises no plug, which means that I
cannot fill it in with water. I therefore resolve to use a face flannel.
I am ready to start. But one element is still missing: soap.
I
notice a small medicine chest where nurses tidy away all kinds of items
related to washing. It is placed on my right, a pretty delicate
attention, since I have lost my left eye in the vitriolic attack. I
infer that it contains the soap I need.
I
carefully walk to the piece of furniture. Not easy. While moving, I
have splashed with water the whole floor. Damned! I cling to the
washbasin with my left hand, and manage to open the chest with my right
hand. At first sight, nothing looks like a bottle of soap. I open the
door widely, to have a view on the whole contents of the chest. I have
just made the biggest mistake of my life! In a fraction of a second, I
catch sight of my face in a mirror. For the first time since I was
attacked! I cannot believe what I am witnessing. The reflection of my
face appears to me like a nasty trick. I turn round. But there is no one
else behind me. I painfully bring my look back to the mirror, and this
time I cannot deny the picture I am faced with. Still I cannot believe
it. “No, it can't be me. It must be someone else. That's not possible!” I raise my hand to my face and touch my skin. This definitely helps me yield to the facts: it is my face! My God! What has he done to me?
I
already knew I had been burnt, of course, and that my nose had been
particularly damaged by the acid. But, not seeing it with my own eye, I
could not imagine the scope of the disaster. My left eyeball is totally
white, and my left ear is gone. I cannot stop myself from feeling with
the tip of my fingers every single millimeter of skin to become aware of
a reality that all doctors, nurses and relatives already noticed a long
ago: I AM DISFIGURED. After a phase of dismay, my mind is slashed with
beheading words: “Patricia, a monster is born!”
I
am suddenly overwhelmed with a mixture of anger and sadness. I hear
myself scream out with horror and despair, which alerts the whole staff.
But I do not want anyone in my bedroom right now. I need to stay alone,
I need oxygen, and time to acknowledge my new “features”. Of my new
“unfeatures”. Still today, I keep asking myself how can a human being
torture another human being this way, physically and psychologically.
Because torture, this is what it's all about!
I
need even more time to accept a meeting with a psychologist. I do not
want to hear her words of comfort. I am desperate. Even though I am
alive, my life is over. How can I go on existing with such a look? I was
always iron-natured. But not even my sense of humour and the best will
in the world could exorcize the present nightmare.
I
end up accepting visits from my family and close friends; all show up
with tears in their eyes. I also asked Eric to check why there was a big
mirror like that in the bedroom of a person with third-degree burns. It
makes me furious that no one warned me about this mirror and about the
actual damages of the acid attack. I want the doctors to explain why
they did not hide that mirror since I had not been precisely informed of
its presence and of my physical condition as well. I am deprived of all
the beauty of my face, but most of all, I have lost my identity.
Vitriol cancelled my features, like a flame melts the wax of a candle. I
am completely at a loss. Eric holds me in his arms for a long time.
Despite his tenderness, I cannot get over it. I cannot pull myself
together.”
© La Boîte à Pandore, Patricia Lefranc et Sébastien Yernaux, 2014, pour la version française
© Daphnis Olivier Boelens, 2015, pour ce passage traduit en anglais
Désormais disponible en anglais :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire