Daph Nobody

Daph Nobody
un homme, un regard sur l'homme

jeudi 10 juillet 2014

« Gaël Dupret : Les hommes de la rue... ou la rue des hommes » – un coup de cœur de Daphnis Olivier Boelens (5-6 juillet 2014)

« Gaël Dupret : Les hommes de la rue... ou la rue des hommes » – un coup de cœur de Daphnis Olivier Boelens
(5-6 juillet 2014)


EXPOSITION PHOTOGRAPHIQUE A PARIS
du 27 juin au 24 juillet 2014


café reflets centre cerise paris - recadré

Une exposition au détour d'une rue commerçante de Paris, à cheval entre les 1er et 2ème arrondissements. Au Café Reflets/Centre Cerise, dans une arrière-salle au design conceptuel très envoûtant, ou patchworks d'images urbaines en plafonnage se reflètent dans des tables-miroirs pour constituer une variation de tableaux selon l'angle duquel on aborde le reflété, on découvre une exposition qui non seulement expose, mais surtout explose... un indétrônable tabou : celui des « locataires du trottoir », des « voyageurs des étoiles », des « désemmurés du Système ».

Aucun jugement n'est porté sur les sujets photographiés, mais peut-être y en a-t-il un sur le visiteur lui-même qui se retrouve cloué face à son propre désintéressement, qui découvre que l'artère qu'il avait arpentée la veille encore accusait une réalité parallèle à celle qu'il avisait dans les rétroviseurs de ses déambulations routinières et agendées. On ne voit que ce que l'on daigne regarder, après tout. Force est de reconnaître aussi que l’œil du marcheur n'a jamais été autant sollicité que de nos jours par les démarcheurs au service d'une société qui se veut ensoleiller le béton à grands flashes de slogans racoleurs et hypnotiques. Les mots s'affichent, mais se fichent bien de penser au bien-être profond de l'espèce humaine : ils se contentent de séduire et de vendre, démos et démons de paradis artificiels et artificieux. De fait, la richesse au sens occidental n'est pas d'ordre intérieure mais extérieure. L’œil est devenu le cœur du monde. Alors que c'est le cœur qui devrait être l’œil du monde, en toute logique.

Dans les villes, ces magmas de chair et de fer où l'impossible côtoie la démesure, se juxtaposent deux « cosmes », dont les interactions sont de plus en plus menues, car la vitre invisible qui les sépare dans ce parloir de prison où on ne se cause plus d'un côté à l'autre... cette vitre « protectrice », donc, s'épaissit jusqu'à devenir insonorisée et opaque. Non seulement on ne voit plus, mais on ne regarde plus. Non seulement on n'entend plus, mais on n'écoute plus. Non seulement on ne perçoit plus, mais on s'invite à une ignorance sélective et collective... par peur d'aviser ce qui nous guette toutes et tous au détour d'un revers du destin. Personne n'est à l'abri de la condition de sans-abri. Une situation n'est jamais immuable. Il n'y a qu'un pas pour franchir le seuil d'une porte, dans un sens comme dans l'autre.

L'homme, dans la rue, fuit l'homme de la rue. L'homme de la rue, lui, fuit le regard de l'homme qui ne le regarde pas. La gêne mutuelle est telle qu'on pourrait craindre qu'elle finisse par s'inscrire dans les gènes. Il y a ceux qui aboutissent dans la rue, ceux qui y naissent, ceux qui y grandissent, et ceux qui n'y font que passer entre deux épisodes confortables. La poussière dans les habits des uns, la poussière dans l’œil des autres... tant de poussière pour une planète qui elle-même n'est que poussière dans l'univers...

Ce qui démarque fortement le travail de Gaël Dupret est le regard incisif qu'il porte sur une société paradant et affirmant sa « virilité » à grandes éjaculations de slogans (Renaître chaque matin |Epeda literie|, Live for Now |Pepsi|, La Banque. Nouvelle Définition |Caisse d'Épargne|, La Confiance a de l'Avenir |La Poste|...) qui, à l'instar d'un Woody Allen de l'époque de Bananas et de Sleeper, accusent une auto-dérision si puissante que le message véhiculé devient l'antithèse de celui que composent les mots pourtant agencés stratégiquement par des responsables de marketing aguerris. On jurerait que ces « petites phrases tape-à-l’œil » recèlent une contenance purement ironique... mais non, elles se prennent très au sérieux ! Prennent-elles cependant les humains au sérieux ?

Notre quotidien est, de toute évidence, parasité par ces formules publicitaires à l'induction subliminale, alors qu'on veut nous faire croire que nous sommes en réalité parasités par la présence de ces gens qui ont tout perdu, qui ont fait du ciel leur unique toit, des trottoirs leur living-room, des gares et porches leurs chambres à coucher, et des restes de la société de consommation leur supermarché à ciel ouvert. Au regard de la population « fonctionnelle », ces « marginaux » dérangent à plusieurs titres : d'abord parce qu'ils ne se rangent pas dans les mouvances despotiques des modes et nouvelles technologies et par conséquent en soulignent l'inanité (sans parler du fait qu'ils ne participent pas à ce pouvoir d'achat qui définit mondialement la valeur et la respectabilité du citoyen contemporain), ensuite parce qu'ils occupent la branche généalogique de ce « frangin raté » dont on a honte de dire qu'il fait partie de notre famille, enfin parce qu'ils renvoient en pleine figure de la société capitaliste son échec humain du fait qu'elle n'est pas parvenue à intégrer tout le monde dans son engrenage soi-disant civilisé et soucieux des Droits de l'Homme, et qui est donc imparfaite et dangereuse pour toute personne qui serait victime de l'échec, la faillite, l'endettement, l'ostracisme ou l'émigration forcée. Ces gens de la rue nous disent sans mot dire et sans maudire : « Demain, ce sera peut-être vous... alors bonjour m'sieur dames ! ». Et ça, les citoyens « fonctionnels » ne veulent surtout pas le (sa)voir.

Gaël Dupret copyright_SDF-005---Votre-Vie-n'a-Jamais-été-bien-remplie---DAPHNIS

« Votre vie n'a jamais été aussi bien remplie » annonce une des photographies exposées, sans doute la plus emblématique de la série de 10 photos de Gaël Dupret, de par ce slogan que l'on retrouve imprimé sur le sac de cet homme de la rue, sac qui contient toute sa vie. Ce slogan émanant de Monoprix résume parfaitement la relativité des notions de possession et de complétude. Et surtout illustre le hiatus entre ce que le monde se veut refléter et ce qu'il incarne véritablement. Ma foi, tout est dit.

Une exposition à voir du 27 juin au 24 juillet 2014, au Café Reflets/Centre Cerise, 46 Rue Montorgueil, Paris 2ème. Je vous invite également à aller visiter le site de Gaël Dupret, à l'adresse : http://www.gaeldupret.com/ Vous y trouverez bien d'autres travaux photographiques et reportages de ce photographe de talent et d'une grand humanité.
Daphnis Boelens, 5-6 juillet 2014

GAËL DUPRET - photo avec copyright - Henri-Paul Cartalat - Copyright

Gaël Dupret et Daphnis Boelens à Mons - Photo de Guilhem Méric, mars 2013 - Copyright



mardi 17 juin 2014

SE CALIBRER OU SE FLINGUER – une chronique de Daphnis Olivier Boelens pour l'essai de Virginie Vanos "Les sous-teckels" (juin 2014)

Comme je l'avais annoncé sur facebook le 24 mai 2014 à 11h17: voici la chronique du nouveau livre de Virginie Vanos. Un essai sociologique cinglant, ironique mais lucide sur la notion de conformisme humain, et une démonstration par A+B des dangers de l'adhésion "caméléonne" au chaos ordonné d'une société "sauvagement bourgeoise" ou "bourgeoisement sauvage".

 

VIRGINIE VANOS :
« LES SOUS-TECKELS ou 45 BONNES RAISONS DE CRAINDRE LA MASSE SILENCIEUSE »

SE CALIBRER OU SE FLINGUER
une chronique de Daphnis Olivier Boelens (juin 2014) –

Procès du conformisme, éloge de la différence
Procès du robotisme à visage humain, éloge de la poésie
Procès de l'inconsistance volubile, éloge du silence introspectif
Procès de l'addiction sociétale, éloge de la liberté du cœur d'enfant
Procès de la critique gratuite, éloge d'une autocritique payante
Procès du vernis à ongles, éloge de la carnation naturelle

Autant de procès, autant d'éloges. Tel est le noyau binaire de l'essai sociologique signé Virginie Vanos.

Avec un ton mordant et fort de dérision bien à elle, que l'on retrouvait déjà dans son récit autobiographique « Battue ! », Virginie Vanos dissèque allègrement les mécanismes humains qui régissent le concept très hermétique de « société » et qui, par un congrégationnisme arbitraire, œuvre à tous les étages de la psychologie, jusqu'à affecter les spécificités, les aspirations et les valeurs les plus sacrées d'un individu. On a déjà tant débattu de ce hiatus qui sépare l'« être » et le « paraître », de l'inconciliable joute qui oppose le « savoir » et le « croire », ou encore du lien conventionnel établi entre le « droit » et le « devoir ». Mais le débat ne porte-t-il pas surtout sur la méconnaissance des potentiels intrinsèques à l'espèce humaine, sur le plan créatif notamment, pulvérisés par une uniformisation stérilisante encouragée par les pouvoirs publics dans une visée d'abrutissement des masses afin de les rendre purement et simplement inoffensives et aisément domptables ?

L'interrogation qui émerge de ce raisonnement est la suivante : est-on né pour imiter, s'adapter, s'intégrer, se désingulariser, ou au contraire pour inventer, réinventer, faire vibrer, et surtout être soi dans toute notre dissemblance ? La question est-elle seulement posée ? Car Virginie Vanos démontre bien dans son ouvrage que la constatation la plus consternante n'est pas le fait que beaucoup ne trouvent pas la réponse, mais le fait que beaucoup ne se posent même pas la question, parce qu'ils ont été formatés pour ne pas se poser ce genre de points d'interrogation à vocation « épiphanique ». « Suivre » est la sagesse du fou. Mais dans certains cas, « contester » est la folie du sage.

Dans le fond, au-delà des notions de préjugé, de perversité grégaire, d'ostracisme, de dévalorisation des facultés et de valorisation de l'ignorance, tout le problème se résume à une histoire de peur. Celle d'être unique et rejeté car incompris ou jugé fantasque voire dangereux (dans certains pays, le dissident risque un séjour en prison ou la peine capitale). Celle de perdre ses acquis communautaires, ses prérogatives au sein de la collectivité, sa pseudo-respectabilité, ou encore son poste, sa fonction au sein d'une société quelle qu'elle soit (économique, politique, religieuse...). Celle de ne plus trouver sa place dans cet immense magma d'aujourd'hui huit milliards d'habitants qui peine à encore trouver ses repères et se fond avec la suavité d'un cadavre en décomposition dans cette uniformisation censée rassurer mais qui a pour effet antipodal d'engendrer les pires névroses et les plus étouffantes contraintes dont celle de jouer à être ce que l'on n'est pas à défaut de s'accepter dans toute sa diversité et sa complémentarité. Quand le « paraître » est de mise, l'« être » est démis.

Dans cet ordre d'idées, par exemple (Virginie Vanos le souligne très bien dans un chapitre spécifiquement réservé à la notion de « couple »), beaucoup de gens ne conçoivent plus une union sentimentale basée sur la complémentarité mais uniquement sur la similarité, la ressemblance absolue. Ce qui génère ce que moi-même j'appellerais le « syndrome du reflet dans le miroir », à savoir cette subconsciente aspiration à l'incarnation d'une adéquation parfaite... très imparfaite cependant, dans la mesure où elle nous reflète, mais ne nous permet plus la moindre communication ; elle nous coupe du monde et nous emprisonne dans un carcan à la fois auto-idolâtre et misanthropique. Car rien n'est pire que de dialoguer avec soi-même : cela s'appelle, en effet, un soliloque. Y a-t-il seulement langage plus improductif et plus figé que celui du soliloque ? On n'écoute plus lorsqu'on s'écoute.

Cette notion de « complémentarité » fait indubitablement défaut à l'« éducation », cette discipline consensuelle dispensée à la jeunesse, catégorie de la population des plus influençables, spécialement par les mouvements de masses et par la pensée collective car un jeune se cherche et quiert une place dans ce monde où on lui répète qu'adulte il va devoir participer activement à son bon fonctionnement. Dès le plus jeune âge, on familiarise l'enfant à des « normes bétonnées » : règles sociétales, hiérarchiques, éthiques, économiques et sexuelles. Normes éminemment bourgeoises (quand elles ne trouvent pas leur source dans la religion). But ultime de cette constitution au sein de la Constitution : ne pas heurter la sensibilité préétablie, ne pas amener la population à se poser des questions qui pourraient apporter un vent de changement dans les conceptions rigides établies à des fins de « santé mentale » et d'ordre politique/policier. Tout ce qui risque d'ébranler le dogme tacite (car toutes ces règles ne seront jamais formulées explicitement, mais seront suggérées et appliquées sournoisement ; elles seront même niées si la question est posée de manière trop explicite : combien de fois n'a-t-on pas entendu autour de nous de petites phrases telles que « non, ça m'est égal, chacun pense comme il veut, on est en démocratie »), tout schisme et toute remise en question seront résorbés dans un système de harcèlement moral savamment mené afin de réprimer l'individu réfractaire et de le « raisonner ». Il convient de punir et recadrer celui qui, en société, n'accepte pas les décrets, modèles et prescriptions de la collectivité, de la même façon que l'on châtie les mécréants et toute personne susceptible de défier les canons religieux dans un cadre sectaire de petite ou même de grande envergure.

Un des exemples les plus révélateurs de ces normes est cette distinction – draconienne et « joyeusement » adoptée – que l'on opère entre les garçons et les filles. Un bébé garçon doit être habillé en bleu, un bébé fille en rose. Un garçon devra s'intéresser aux voitures, au football, aux figurines de superhéros et aux jeux vidéos violents ; une fille devra cultiver une attraction pour les poupées, le jeu de la marelle, le maquillage et les dessins animés romantiques. Si l'un des deux déroge à cette « loi divine made in planet earth », il sera forcément soupçonné d'homosexualité, d'attardement mental, ou d'anarchisme précoce (tout cela pour paraphraser le qualificatif d'« hérétique » qui, lui, est quelque peu sorti du langage courant du 21ème siècle). Pain béni pour les psychologues et autres acteurs de ces « écoles de standardisation », qui s'empresseront de recourir à une cascade de concepts psychiatriques classificateurs, et à une impressionnante pharmacopée pour ré-aspirer l'outsider sur le droit chemin, tel un pasteur ramenant une brebis égarée sur la voie du Seigneur Tout-Puissant. Sauf que le Dieu de l'arasement et la dépersonnalisation, n'a rien d'associable aux notions d'« amour » et de « bienveillance » qu'on Lui prête par ces formules habituelles et tant entendues : c'est pour ton bien, tu me remercieras quand tu seras grand(e).

Bien entendu (et Virginie Vanos le mentionne avec beaucoup de tact et de compréhension dans sa conclusion), c'est un choix de la part des parents, comme c'est, adulte, un choix de la part de soi-même : suivre le troupeau, devenir moutonnier, ou s'en écarter pour revendiquer ses propres spécificités et apprendre à dire « non, je refuse catégoriquement ! » ou « non, je vais initier une nouvelle ère ». Il est même difficile de condamner quelqu'un qui choisirait la norme, car la contredire signifie beaucoup de souffrances et de coups bas à encaisser, et une grande solitude à la clef, par conséquent la nécessité d'une gigantesque force morale pour tenir tête en « poor lonesome cowboy » à une assemblée qui compte autant de têtes de pipe qu'une urne funéraire compte de cendres. Il n'est pas donné à tout le monde de vivre selon ses propres idéaux, us et coutumes, selon sa propre éthique, ses propres désirs et sa propre hiérarchie relationnelle... mais si tous choisissaient cette voie plus personnelle, nous obtiendrions le monde le plus riche possible, car le monde le plus diversifié qui soit.

Pour en revenir à cette distinction entre filles et garçons – et ce pour souligner que se taire et l'accepter aveuglément n'est pas une attitude sage et raisonnable –, je ne peux pas ne pas mentionner l'anecdote de cette fille du nom d'Antonia Ayers-Brown qui, aux USA, alors qu'elle n'avait que 11 ans, a attaqué (en 2008) la chaîne de fast-food McDonald's pour attribuer systématiquement les jouets « de filles » aux filles, et les jouets « de garçons » aux garçons. Elle a, plus exactement, « déposé une plainte auprès de la Commission des droits et des chances du Connecticut contre McDonald's pour discrimination fondée sur le sexe. » Essuyant une première réponse indifférente de la part de la chaîne de prêts-à-manger américains et un avis mitigé de la part des instances juridiques, la jeune fille et son père réalisent alors un test avec d'autres enfants dans une trentaine de McDonald's : la conclusion fut que les enfants recevaient automatiquement le jouet correspondant à leur sexe dans 92,9% des cas. Plus fort encore, dans 42,8% des cas, la demande de l'enfant d'obtenir le jouet du sexe opposé fut strictement refusée. Suite à ce test, au lieu de déposer une nouvelle plainte, la jeune fille écrit une nouvelle lettre à la direction de McDonald's... qui cette fois lui donne gain de cause et s'engage à ce que chaque enfant puisse recevoir le jouet qu'il désire sans distinction de sexe.

Dans un McDonald's favorable à cette non-distinction de genre, on pourra d'ailleurs aviser cette affiche collée au mur, stipulant les nouvelles consignes à respecter pour les employés :

USA - fille attaque McDO - PHOTO - recadré
http://www.terrafemina.com/societe/international/articles/42673-etats-unis-une-adolescente-attaque-mcdonalds-contre-les-jouets-genres-et-gagne.html
Traduction : Quand un client commande un Happy Meal, il convient désormais de lui demander « Désirez-vous un jouet Mon Petit Poney ou un jouet Skylander ? » Nous ne nous référerons plus à ces jouets en termes de « jouet de fille » ou de « jouet de garçon ». Les managers assureront l'application de ces nouvelles consignes à respecter lors de la prise de commande. Merci pour votre patience et pour votre compréhension. Merci à vous. Lorena
Tout ceci pour dire que la lutte des barrières sexuelles est loin d'être terminée à ce jour, et que les « sous-teckels » pointés du doigt par Virginie Vanos dans son ouvrage, qui se soumettent servilement à cette distinction despotique et à tous les paramètres afférents, feraient bien d'en prendre de la graine, question de ne pas paraître ringards.

De fait, ne peut-on concevoir qu'un petit garçon puisse aimer jouer avec une poupée, ou qu'une petite fille aime s'amuser avec une petite voiture ? Cela heurte, de toute évidence, un conglomérat bien-pensant éminemment bourgeois qui régit des normes sur base de la peur du persiflage, de la mise à l'écart, ou tout simplement de la confrontation avec la pire question que l'on puisse lui poser, à savoir : pourquoi ne fais-tu pas comme les autres ? Pourquoi veux-tu être différent ? Pire : es-tu si prétentieux ou si malheureux pour vouloir être différent ? Et ce avec le conseil suprême qui suit de manière inéluctable : si tu veux, je connais un très bon psy qui pourra t'aider... Lorsque l'éclat de rébellion se produit à un âge plus avancé, il n'est pas rare de noter des extensions à cette première formule condescendante, telles que : tu verras, après tu te sentiras beaucoup mieux... tu passes seulement par un mauvais moment, tu n'as sans doute pas fait ta crise d'adolescence à l'âge adéquat ou encore : tu redeviendras toi-même, parce que là je ne te reconnais plus !

Au secours, à l'aide !!! Mais attention, pas n'importe quelle aide. Celle de gens capables de comprendre, plutôt que de gens qui affirment mieux vous cerner que vous ne vous cernez vous-mêmes et qui se proposent gracieusement de vous reformater afin que vous puissiez mieux correspondre à ce que la société attend de vous. Sois un bon chienchien et t'auras un beau nonos. Sois un bon pratiquant et tu iras au paradis.

Dès cet instant, comme dans tout tribunal, tout ce que vous direz pourra se retourner contre vous... et sera, au besoin, déformé de façon à pouvoir être retourné contre vous !!! La moindre affirmation qui déviera de la pensée communément admise sera placée sur le compte de cette pseudo « crise d'adolescence différée » que vous êtes en train de vivre, et votre crédibilité sera synonyme de « valeur boursière en chute libre ». En d'autres termes : votre « moi » sera en faillite. Car l'exception est seule, et n'a pour avocat que sa propre logique, sa propre sincérité, et ses compères marginaux tout aussi « condamnables ». Le jury est rarement du même bord, et la Cour de « Justice » s'avère une reproduction adulte de la cour d'école, avec ses schémas claniques, ses injustices innombrables, et ses hauts grillages que l'on ne peut franchir sous peine d'être « collé ».

Pour se fondre dans la masse et ne pas risquer les brimades, les sournoiseries ou le rôle peu enviable et traumatisant de bouc émissaire, il convient de s'abstenir de toute fantaisie, de toute divergence, de toute singularité. Pour éviter de figurer sur le banc des accusés, il faut nécessairement faire partie des accusateurs, des membres de la Cour ou du jury. Toute neutralité sera considérée comme un transfuge et sanctionnée d'un régime comparable à celui du marginal incriminé. Aimer le football sera plus passe-partout que d'être un virtuose du violon, manger du fast-food sera considéré comme plus « cool » et moins « pédéraste » que de se nourrir d'aliments sains, et enfin parler avec le langage de monsieur-tout-le-monde vous vaudra plus de considération que viser une connaissance plus pointue et plus élégante de votre langue maternelle. Une « meuf », ce sera toujours plus vendeur qu'une « femme ». Un exemple parmi d'autres...

Tous ces traits, comme le sous-entend l'essai de Virginie Vanos, nous conduisent à cette notion terrible d'aliénation. Que faut-il comprendre par ce vocable ? Il ne s'agit pas seulement de la soumission de l'individu à une politique psychologique, mais surtout de l'inféodation de celui-ci à un état d'esprit régressif, propre à le mener à sa propre destruction mentale, par l'insufflation permanente de préjugés, doctrines et ostracismes rétrogrades et misanthropiques. L'opération d'« épuration » se réalise la plupart du temps dans le cadre familial, et démarre dès le plus jeune âge pour s'assurer que la « bonne façon de penser » ne sera pas qu'une connaissance théorique mais deviendra une seconde nature pour la personne qui y est exposée, assez puissante pour évincer ses goûts et penchants naturels et innés.

Il faut bien comprendre que toutes les formes de racisme, toutes les sectes, tous les esclavagismes, sont nés de ce système d'éthique sociétale que Virginie Vanos désigne sous le terme de « sous-teckelisme ». La dangerosité d'une éducation aussi exiguë et imposante s'est brillamment illustrée (pour ne citer que cet exemple le plus notoire) par l'avènement du 3ème Reich. Ce qui peut paraître anodin dans cette ségrégation bourgeoise, est en vérité redoutable dans la mesure où elle se camoufle derrière des faits qui, pris isolément, n'inspirent pas l'horreur, voire porteraient à sourire. Mais cette sournoiserie en filigrane s'avère assez féroce pour pousser un individu fragile... au suicide ou au meurtre !

Oui, ce sont ces masses silencieuses qui vont enfiler une tenue de supporter aux couleurs flashantes et se peinturlurer la tronche aux couleurs du drapeau national en temps de Mundial footballistique pour gueuler à gorge déployée l'hymne de l'équipe nationale (ou celui de l'équipe adverse si c'est elle qui gagne), qui vont s'afficher sur internet en train de se bourrer la gueule, de montrer leurs fesses ou entouré(e)s de sex bombs, qui vont aller serrer la main à un homme politique de passage (même si elles soutiennent le parti de l'opposition) et demander un autographe à un écrivain dont elles n'ont jamais lu un seul livre mais dont elles ont « beaucoup entendu parler et même en bien »...

Rien de dangereux ou de fondamentalement méprisable dans ces « actes infantiles », direz-vous. Certes. Mais sachez que ce sont ces mêmes « masses silencieuses » ou « sous-teckels » qui, en temps de guerre, dénonceront leur voisin, se mettront à torturer un « ennemi désigné » sous les ordres d'un gouverneur sadique, tueront femmes et enfants sans le moindre cas de conscience, en affirmant se contenter d'« obéir aux ordres » en « tout bon citoyen ». Ce sont ces « masses silencieuses » de « sous-teckels » qui voteront extrême-droite en cachette tout en clamant sur tous les toits soutenir le parti écolo, qui affirmeront n'avoir rien contre les homosexuels ou les étrangers, mais qui persécuteront leurs enfants s'ils ont le malheur d'être « pédé/gouine » ou de se mettre en couple avec un(e) « négro/négresse », qui iront manifester contre la maltraitance sur les animaux mais sans se soucier un seul instant de l'origine de la viande qui fume dans leur assiette, qui critiqueront la corruption au sein des gouvernements et les magouilles boursières sans toutefois cracher sur une petite fraude fiscale ou une petite arnaque via internet en passant, histoire d'arrondir leurs fins de mois, qui critiqueront leur collègue de bureau pour avoir une maîtresse/un amant mais qui, à la première occasion, sautent eux-mêmes tête la première dans la plumard de l'adultère... and so on.

Il faut du courage, de la détermination et du caractère pour s'imposer dans sa « discordance » à cette caste si répandue à l'échelle mondiale, celle des foules embobinées par des protocoles non-dits. Certes, les régimes totalitaires qui s'affichent au grand jour ne sont pas préférables. Mais la différence entre cette « petite bourgeoisie » et les « extrémistes de tous bords », serait un peu semblable à la différence entre une capsule de cyanure qui terrasse un homme en une minute, et une pincée d'arsenic qui le tuerait à petit feu pendant des semaines et des mois. Les deux substances tuent, mais chacune à son rythme et à sa manière.

Le livre de Virginie Vanos décortique les raisonnements et failles de cette petite bourgeoisie « sous-teckelienne », mise en scène dans toutes les situations du quotidien, et à tous les étages de la vie en société. Tous les domaines s'y voient abordés : politique, religion, éducation, famille, alimentation, art, culture, travail, sexualité, drogue... L'auteure ne mâche pas ses mots et ne dissimule pas son mépris pour l'hypocrisie et la violence psychologique qui accompagnent ces comportements convenus pour entrer dans la « norme » respectable et dominante. Sa position a le mérite d'être claire et assumée, sans pirouettes de désengagement ou de nuances artificieuses. Plus qu'une gifle, ce qu'elle nous livre est un coup de poing, et il frappe précisément là où ça fait le plus mal.

Ce cadre « petit bourgeois », disserté avec exhaustivité dans le livre de Virginie Vanos, se veut décontracté, à la mode (que ce soit une mode ou son contraire, le « sous-teckel » s'y pliera avec le même sourire et non avec le soupir ; après tout, ce qui compte c'est le regard extérieur et non pas son regard propre), se juge comme un aboutissement naturel et mâture de l'évolution des mentalités sur des millénaires, mais traduit, à l'opposé de tout progrès, une extrême rigidité oculaire, une absence d'empathie et une carence en profondeur. En pareil contexte, un créateur (forme la plus « extraterrestre » qui ait jamais été recensée au sein de l'espèce humaine, du moins aux yeux des « sous-teckels ») ne peut trouver sa place et se verra automatiquement relégué à cette formule empreinte de dédain et de jalousie : « Lui, c'est un artiste ! » (à lire en mettant un accent d'amertume sur le terme d'artiste).

Il existe cependant des spécimens qui se disent artistes parmi les sous-teckels, mais ceux-ci conçoivent l'art comme une aptitude accessible à n'importe qui en un temps record grâce à des formations que l'on peut trouver dans les petites annonces et payables par modules (L'art est un don, un plus que l'on possède en soi depuis la naissance, l'expression d'un génie ? Nan, déconne pas, être artiste ça s'apprend, y a des cours pour ça, et c'est même pas cher, t'as une réduction si t'es au chômage ou au CPAS !), voire « exerçable » (pardon pour le néologisme pourri) sans aucun apprentissage et aucune culture nécessaires. Ainsi, j'associerais à ces pseudos-artistes 99,99% des peintres abstraits, des écrivains auto-publiés et chanteurs auto-produits, des cinéastes téléfilmiques (parmi lesquels il existe bien entendu des exceptions... et lorsque exception il y a, on se trouve alors souvent face à des artistes et des œuvres grandioses, bien plus originales que les productions contemporaines « main stream », qui influencent jusqu'à la culture d'un pays tout entier et produisent des mouvements artistiques mondiaux... mais à mes yeux, c'est de l'ordre du 0,01%, le reste est tout juste bon à décorer les cuisines ou à occuper les écrans de télévision aux heures de grande écoute, ces fameuses heures où les gens veulent se détendre car lobotomisés par une journée harassante de travail, et où ils ne sont plus à même de mener une réflexion ou un débat sur quelque sujet que ce soit). Comment trouver sa place en tant qu'artiste authentique dans un contexte aussi peu perméable à l'originalité, aussi réticent à cette force qui fait de l'art un acte destiné à amener de la nouveauté, à révolutionner les choses plutôt qu'à singer ce que le public est désireux de consommer ? Comment échapper à la production de pré-mâché quand on naît dans un milieu dit « sous-teckelien » ? Pourtant, force est de constater que la magie de la génétique a fait naître des génies incomparables au sein de milieux austères, ignorants et prisonniers de normes infécondes.

Questions et réponses à méditer, que tout cela. En conclusion, quelle que soit votre discipline, votre cadre professionnel ou hiérarchique, votre milieu social, votre conviction religieuse ou votre tendance politique, je dirais ceci : attention, les ST (« sous-teckels ») sont parmi nous ! Nous sommes prévenus. Merci, Virginie, pour cette conscientisation. Restons donc vigilants. Et surtout, restons nous-mêmes, aussi hors-normes puissions-nous être.

Daphnis Olivier Boelens, 14 juin 2014

mardi 20 mai 2014

NUNZIA BENEDETTI : le puzzle abîmé / Femmes battues, hommes battus : un débat qui frappe fort! (par Daphnis Boelens, mai 2014) + INTERVIEW de NUNZIA BENEDETTI

« Femmes battues, hommes battus :
un débat qui frappe fort ! »
(par Daphnis Boelens, mai 2014)

« Nunzia Benedetti : le puzzle abîmé »

Deuxième approche du débat, avec le témoignage de Nunzia Benedetti,
dans sa nouvelle intitulée « La Sentence ».




Après le témoignage coup-de-poing de Virginie Vanos dans son livre intitulé Battue !, voici le récit poignant de Nunzia Benedetti, titré La Sentence, qui adopte une optique très particulière, fictionnalisante et surréaliste, mais propre à rendre le sujet plus « dramatique » que par une simple caméra-témoin. En effet, plutôt que de relater son expérience à la première personne du singulier à travers son propre regard (comme c'est généralement le cas dans l'exposition d'un vécu de femme/d'homme battu(e), ou de quelque vécu que ce soit), Nunzia choisit de faire parler le bourreau, de décrire la situation à travers le regard et l'appréciation de cet homme aux abois et se confiant (à cœur ouvert ?) face à un tribunal qui, de prime abord, nous semble ordinaire, mais qui n'est pas lui non plus de l'ordre du commun. N.B. : je ne dévoilerai pas la nature du tribunal en question... pour tout savoir sur ce point et sur bien d'autres, lisez la nouvelle de Nunzia Benedetti.

L'homme, traduit en justice, se décrit, explicite ses gestes, en souligne avec désinvolture le caractère involontaire quant il s'agit d'aborder les conséquences d'un coup malencontreux, d'un traitement dégradant ou de sévices purement destinés à apprendre à sa compagne les bonnes manières, ou, pour reprendre ses termes, à la « dresser ». Au fil du « déballage » de ses propres mécanismes psychologiques, on se surprend toutefois à ne pas adopter la position de juges, mais bien celle de psychologues auditionnant un patient à huis clos. Nunzia parvient à prendre le recul nécessaire par rapport à sa propre expérience pour s'intéresser au substrat psychique de l'accusé et pour investiguer l'anamnèse de ce que celui-ci définit comme étant une « maladie » au même titre que la pédophilie (qu'il cite d'ailleurs en exemple comparatif dans son plaidoyer).

Le bourreau, s'exprimant à la première personne, se pose en victime, d'une part de son enfance écharpée par les maltraitances prétendument disciplinaires, d'autre part du désintérêt voire du mépris de la société eu égard à un homme aux comportements agressifs par dépit et non par plaisir. Il espère toujours de l'aide, du soutien, mais n'essuie qu'exclusions et sarcasmes. Il ne cesse de répéter que lorsque ses crises de violence se tassent, il regrette, il implore le pardon, il pleure toutes les larmes de son corps. Technique d'apitoiement, ou aveu d'un dédoublement de personnalité dû à l'incapacité de se débarrasser d'une éducation brutale et foncièrement misogyne, dispensée par la figure paternelle ? Un père des plus sadiques, d'ailleurs. Difficile de ne pas évoquer ce passage où il raconte la manière dont son père s'y prenait pour corriger sa propre femme (la mère de l'accusé, donc), en la torturant avec des tenailles jusqu'à la faire s'évanouir, pour ensuite la réanimer afin de la torturer encore. Épisode qu'il évoque, entre autres, pour dédramatiser sa propre tentative de noyer sa compagne dans la baignoire. De fait, qu'est-ce qu'une petite noyade à côté de la torture des pinces de son père ?

« Moi je n'ai jamais utilisé de pinces, je ne suis pas comme lui...
La baignoire ! Mais c'était un moment d'égarement, rien de plus.
Je ne cherchais pas vraiment à la noyer, je voulais juste lui faire peur. »

Toute la plaidoirie du tortionnaire se stratifie par coulées de circonstances atténuantes, non pas le dédouanant de toute culpabilité, mais réduisant considérablement sa responsabilité dans ces moments assimilables à des raptus. En même temps, l'auto-conscience que révèle le « protagoniste de l'horreur » à mesure qu'il progresse dans l'exploration des faits, comportements et motivations, sème le doute dans l'auditoire. Peut-on reconnaître des sursauts de « folie » à un homme dont la raison est capable d'articuler de manière aussi argumentée un compte-rendu de ses méfaits ? La « folie » n'est-elle pas une case de pis-aller pour détourner l'attention des jurés de la véritable implication d'un cœur barbare dans la perpétration de ses actes répréhensibles ?

L'élément déclencheur de ce déchaînement de violence, nous expose l'accusé de ce procès à l'issue kafkaïenne, est systématiquement un mot, une attitude, une provocation émanant de cette femme dont il est question dans son laïus. Une manière détournée de reporter la plus grande part de responsabilité sur la victime elle-même qui, somme toute, comparée à la mère de l'accusé, n'est qu'une femme paresseuse, capricieuse, désobéissante et aguicheuse. Oui, finalement, n'est-ce pas la faute des victimes si les agresseurs se rendent coupables de mauvais traitements ? Le simple fait d'« être soi » établit de facto la victime comme la « cause avérée » de tous les sévices qu'elle subira. C'est de sa faute si elle est jolie et que les hommes se retournent sur elle dans la rue... c'est de sa faute si elle est cultivée, intelligente, et se sert d'un vocabulaire érudit qui lui permet de s'exprimer avec précision et pondération... c'est enfin de sa faute si elle a mis au monde une petite fille, alors qu'avec un peu de bonne volonté elle aurait mis au monde un garçon !!!

« moi, je ne parlais pas bien comme elle, alors elle finissait toujours par avoir l’air d’avoir raison mais en fait c’était injuste, parce qu’elle connaissait les mots ! Tout le monde l’écoutait avec ses phrases compliquées, des phrases comme dans les livres… Elle charmait tout le monde… Mais moi, elle me tapait avec tout son vocabulaire savant, elle m’humiliait, c’est à elle que les gens parlaient, alors qu’une femme ne doit pas parler en présence de son mari, elle doit s’effacer, laisser l’homme faire ! »

« Alors, le jour de l’échographie, dès que j’ai su que c’était une fille, j’ai compris que c’était de sa faute.
Elle y mettait tellement de mauvaise volonté, une fille ! L’aîné de mes enfants devait être un garçon enfin !
Vous comprenez ? »

Tel est donc le portrait que dresse indirectement Nunzia Benedetti, à travers le témoignage de cet homme qui se retrouve, sans vraiment savoir comment, devant une cour de tribunal, avec pour seul avocat sa propre conscience.

Au-delà de l'histoire elle-même, et des faits relatés, une des parties les plus intéressantes du texte de Nunzia est le sous-texte. Lors d'une de mes conversations avec elle, où nous partagions nos impressions, elle par rapport à ce vécu avec cet homme qui la martyrisait, moi par rapport à ce vécu auprès de cette congrégation de Témoins de Jehovah de Tassin La Demi-Lune, nous sommes tombés d'accord sur un point essentiel : l'idée que dans la violence conjugale comme dans les sectes, l'idée maîtresse du modus operandi est de vider la personne de sa personnalité pour la remplacer par une autre, plus docile, plus malléable... plus facile à broyer !

Nunzia Benedetti : « Comme pour les sectes, la violence conjugale intervient après un long travail de démantèlement de la personnalité de la victime... difficile, tu dois le savoir, de remettre en place les pièces du puzzle et parfois certaines ont tellement été altérées que cela n'est pas possible. »

Daphnis Olivier Boelens : « Oui, tu as totalement raison. Hommes violents (ou femmes violentes, il y en a aussi, j'en ai connu) ou sectes, c'est le même principe : te vider le crâne pour mieux l'écrabouiller d'une seule main, comme une coquille d’œuf évidée. Je ne serai moi non plus pas réparable complètement. Mais écrire, comme pour toi avec ce livre, était une nécessité. Sans ce blog et sans mes amis qui me soutiennent, j'aurais plongé pour de bon. »

Cet effacement de la personnalité se justifie par l'affirmation directe ou l'insinuation que nos parents n'ont pas fait du bon travail, ne nous ont pas élevés correctement, et que par conséquent il convient de nous rééduquer, de nous reformater, cette fois sur base de vraies valeurs, des bonnes valeurs. Tout ce que nous aimons (nos goûts et nos couleurs), tous nos principes, tous nos rêves, notre éthique et notre foi, notre mode de vie et notre regard sur les choses sont, aux yeux de ces gens, erronés. Nous sommes dans l'erreur, eux sont dans la vérité. Nous ne savons rien faire correctement, ni de nos dix doigts, ni de notre misérable cerveau, mais eux se comportent à la perfection, représentent un modèle pour l'espèce humaine. Nous avons tous les défauts du monde, eux n'ont pour défaut que d'être trop gentils/patients/indulgents avec nous, de ne pas être assez fermes et exigeants. Nous devons oublier tout ce que nous étions, tout ce que nous désirions, tout ce que nous pensions, car nous étions dans l'erreur depuis le départ. Et ces « bienfaiteurs providentiels » se proposent galamment (avec un fouet mental, quand il n'est pas physique) de nous reformater, afin que nous soyons parfaits comme eux. En somme, ce sont des redresseurs de torts, des détenteurs de toutes les vérités, des intelligences perspicaces. Et comme nous ne sommes jamais assez vertueux à leurs yeux, les coups pleuvent. Sévices corporels, matraquages mentaux, humiliations, mises en doute continuelles de nos dires et de nos actions... Et ce n'est pas grave s'ils nous font souffrir, puisque nous sommes des moins-que-rien, pas dignes d'amour ou même de considération. Nous avons tout à apprendre. De surcroît, mauvais élèves, nous n'apprenons les choses que par la force.

Très souvent, par « violence conjugale », nous entendons « violences physiques ». Mais une part importante de cette violence se réalise, tout comme dans le cas des sectes, sur un plan psychologique. Outre la domination à proprement parler, il s'agit, dans ce dernier cas, de rendre la personne totalement impuissante, privée du sens de l'initiative, du droit décisionnel, de toute marge de manœuvre, de la faculté et de la possibilité de dire non à ce qui va à l'encontre de sa nature ou de ses convictions. C'est la porte ouverte aux pratiques sexuelles déviantes ou non-consenties, à l'exploitation domestique, à l'infantilisation de l'individu adulte, au chantage porté sur les besoins fondamentaux d'un être humain, aux menaces proférées contre les personnes aimées de celui-ci et qui constituent son propre entourage (de longue date : famille, amis), aux humiliations et dévalorisations privées et publiques...

La violence s'accompagne également de toute une série de facteurs qui empêchent la victime d'acquérir ou de conserver son indépendance financière, matérielle ou pratique. En d'autres termes, l'idée est de la soumettre corps et âme, de l'empêcher de réagir, de contre-attaquer, de se défendre, d'imposer ses limites... et de fuir son bourreau. Quelques exemples très simples : interdiction de passer son permis de conduire, d'où dépendance de la voiture du bourreau (Nunzia le mentionne dans son texte), emprisonnement dans un cercle de dettes ou dans une dépendance financière et matérielle totale (qui se retrouve également dans « La Sentence »), contrôle des contacts extérieurs avec la famille ou les amis (« Après les enfants, nous étions liés par les dettes. Il n’était pas question de divorce. J’avais pris les devants, tout était à son nom, elle était obligée de rester sinon j’aurais arrêté de payer les échéances et elle aurait tout perdu. Je le lui avais dit, j’arrêterais de travailler, je serais insolvable et elle n’aurait eu que les yeux pour pleurer. »).

À ces éléments pratiques et tangibles s'ajoute souvent l'installation progressive d'une dépendance affective, parfois sexuelle, qui peut jouer aussi bien sur une sexualité effrénée que sur la privation totale de tout rapport. Cet ensemble de composantes mène peu à peu le sujet à l'état de SUJÉTION. Il est important de souligner que « réduire quelqu'un à l'état de sujétion est punissable par la loi, et peut mener à des peines d'emprisonnement ». Le tout est que la personne qui a subi ces traitements « se décide à parler », car le silence non seulement ne résout rien, mais de surcroît renforce le pouvoir des bourreaux, qui la prochaine fois, se sentant invulnérables, avec une autre victime iront plus loin encore... jusqu'au meurtre.

À noter également que pour que cette SUJÉTION soit efficace, il faut travailler l'individu au corps, et ce quotidiennement. Il est essentiel de lui faire sentir qu'il est inférieur à soi (au bourreau, donc), en dressant l'inventaire de tout ce qui le rend de prime abord inférieur et en remettant chacun de ces éléments sur le plat aussi souvent que possible afin de créer un sentiment de gêne permanente et de nourrir le complexe d'infériorité conséquent. Par exemple, si le salaire que gagne le bourreau est supérieur à celui de la victime, le bourreau fera sentir à la victime qu'elle n'est rien et qu'elle a besoin de lui pour subsister, qu'elle est un boulet pour lui car il va devoir la « protéger », l'« entretenir », lui « permettre de vivre ».

Si la victime accuse une santé fragile, le bourreau se servira de ce prétexte pour souligner le poids qu'elle représente pour lui, et les responsabilités qu'il a vis-à-vis d'elle. Par conséquent, il invitera la victime à se faire la plus discrète et la plus invisible possible, afin de ne pas plomber le quotidien du couple. C'est déjà suffisamment difficile comme ça ! Si la religion entre en ligne de compte, il ne sera pas surprenant d'entendre le conjoint asséner des formules telles que « si tu es malade, c'est parce que Dieu t'a puni(e) pour être quelqu'un(e) de mauvais, et s'il t'a fait me rencontrer, c'est pour te ramener au bien, alors tu as tout intérêt à m'obéir si tu veux un jour connaître le paradis ! ».

L'humiliation, dans ce rapport de « violence conjugale ou domestique », se décline à moult strates relationnelles. Des défauts physiques de la victime peuvent entrer en ligne de compte dans la dévalorisation de la personne, notamment (ce qui est le plus blessant, car ce qui éveille le plus de frustrations dans nos sociétés) pour une femme l'absence de seins ou son obésité, et pour l'homme la petite taille du sexe, sa complexion chétive ou encore ses traits efféminés – les victimes ne sont d'ailleurs pas choisies au hasard, mais en fonction de ces « critères exploitables ». Déjà que tu es mal foutu(e), si en plus tu ne fais pas profil bas, je te quitte !... Et comme tous les meubles sont à moi, tu vas te retrouver à la rue !

Un handicap tel qu'un léger boitement, une allergie, un tic/t.o.c. ou une surdité partielle peut aussi faire l'objet de railleries et dévalorisations quotidiennes. Si la victime est au chômage ou dépend d'aides sociales, le rappeler lors de réunions d'amis ou de dîners de famille contribue à solidifier l'impression d'infériorité de la victime, et son idée qu'elle a pratiquement besoin de son bourreau qui, lui, comme par hasard, travaille et n'est pas un « assisté ». Si, en revanche, le bourreau vit en « assisté », il s'arrangera pour faire prendre conscience à sa victime que le travail que la victime effectue correspond à ce qu'il y a de plus bas, de plus ridicule, de plus déshonorant, et ne se gênera pas pour répéter à longueur de soirées – et même en journée par textos et appels téléphoniques pendant que la victime bosse pour ramener de l'argent au foyer – qu'il vaut mieux ne rien faire de sa vie qu'occuper le poste qui est le sien. Si c'est un poste à responsabilités, et que la victime gagne bien sa vie et grimpe les échelons, le bourreau se chargera d'observer les moindres faits et gestes de celle-ci au sein du foyer. Fuseront alors des phrases assassines telles que : « Tu joues au petit chef en donnant des ordres à ton boulot, mais tu n'es même pas capable de repasser convenablement une chemise ni de faire à manger sans tout brûler ! T'as eu ton poste dans un sachet-surprise ou t'as été pistonné(e) via la promotion-canapé ??? »

Tous ces exemples concrets tendent à démontrer que la violence psychologique est tout aussi dévastatrice que la violence physique, et si les traces n'en sont pas visibles à l’œil nu, elles n'en sont que plus difficiles à cicatriser. Chaque élément de cette persécution domestique peut n'apparaître que comme une broutille en soi, mais c'est l'ensemble de ces éléments qui va constituer le harcèlement moral et « instituer » la dévalorisation de la personne, préparant le terrain pour des violences alors plus terribles encore. Il est intéressant de noter que les hommes battus ne le sont pas de la même manière que les femmes battues. Si un tabou de taille existe encore concernant la violence des femmes contre les hommes (quand j'ai moi-même déclaré sur facebook avoir été un homme battu, certaines personnes ont minimisé la chose ou m'ont conseillé de simplement tourner la page, que ce n'est pas grave, c'est la vie), c'est précisément parce qu'il existe une non-reconnaissance généralisée du « statut », du fait que dans de nombreux cas il n'y a pas de symptômes physiques à relever. Comment prouver une maltraitance lorsqu'il n'y a pas de traces ? Ou lorsqu'il y a des traces, mais que le bourreau est du « sexe faible** » ? (**entendons par là : dans la convention sociétale humaine, il est jugé impossible qu'une femme puisse dominer un homme... à tort, cela va de soi) En effet, les préjugés de notre société sont solides, et les combattre ne mène malheureusement pas toujours à une victoire.

La violence de la femme contre l'homme s'établit généralement de manière inverse à celle de l'homme envers la femme. Les études menées sur le sujet ont démontré que l'homme agit d'abord par violences physiques afin d'assujettir sa proie, pour ensuite la ronger lentement par toutes les méthodes de dégradation mentale citées précédemment. Tandis que la femme commencera d'abord par dévaloriser son partenaire et le travailler psychologiquement avant d'en venir aux coups à proprement parler. Sans doute pour compenser une force physique qu'elle n'aurait pas sur son partenaire si celui-ci n'était pas au préalable affaibli par une dépréciation mentale et serait au meilleur de sa forme. Dans les deux cas, de toute manière, les deux types de violence finissent par entrer en jeu.

Comme l'a très bien souligné AlainWM sur son blog par rapport au tabou des hommes battus, blog que je vous conseille vivement de parcourir, du reste :
http://psycho-ressources.com/blog/la-violence-faite-aux-hommes/

« L’homme battu physiquement est un impensable social (1)  : c’est pourquoi nous avons tous de la difficulté à accepter cette réalité pourtant de plus en plus documentée.
Imaginez les scènes suivantes (2):
1. Vous êtes dans un endroit public et vous voyez une femme gifler un homme. Quelle sera votre première pensée ?
2. Toujours en public, vous apercevez un homme et une femme en train de se battre ? Qui défendrez-vous, si vous vous interposez ?
3. Vous appelez la police parce que vous entendez des hurlements dans l’appartement d’à côté. Qui croyez-vous que les policiers vont menotter et conduire en prison ?
4. Prenez le risque de dire autour de vous que votre amie ou votre femme vous bat et observez les réactions.
5. Dites autour de vous qu’il y a autant de femmes violentes que d’hommes violents.
6. Comment croyez-vous que les intervenants d’un CLSC vont réagir si un homme leur déclare qu’il est battu par sa femme depuis des années ?
7. Demandez autour de vous si les gens connaissent des hommes battus. »
© copyright 2010 Psycho-ressources

Dans cet exposé, on trouve également ce dont je parlais il y a un instant, à savoir les différents types de violences qui entrent en jeu entre un bourreau et sa victime dans le champ conjugal, mais aussi dans le champ sectaire religieux :

« La travailleuse sociale suisse Sophie Torrent, dans son livre L’homme battu, rapporte cinq types de violence :
1. La violence physique : Il s’agit d’une atteinte à l’intégrité corporelle. Elle comprend l’ensemble des atteintes physiques au corps de l’autre.2. La violence sexuelle : Elle comprend l’atteinte ou la tentative d’atteinte à l’intégrité sexuelle. Elle correspond au fait d’imposer son désir sexuel au partenaire, d’influencer par la violence la relation sexuelle.3. La violence psychologique : Il s’agit de l’atteinte à l’intégrité psychique, toute action qui porte atteinte ou essaie de porter atteinte à l’intégrité psychique ou mentale de l’autre (son estime de soi, sa confiance en soi et son identité personnelle).4. La violence verbale : Elle comprend le contenu des paroles et le mode de communication, parfois révélateur de violence, qui consiste à humilier l’autre par des messages de mépris, d’intimidation ou de menaces d’agression physique. 5. La violence économique : Elle se traduit par le contrôle économique ou professionnel de l’autre. »

Il me paraissait intéressant, à l'occasion de ce texte, d'approfondir les notions de violence conjugale et de sujétion, car le récit autobiographique fictionnalisé de Nunzia Benedetti ouvre les portes sur des dimensions qui dépassent de loin une simple brutalité physique. Ce qui ressort du ton général et du portrait du protagoniste, est cette oppression pulmonaire due à une raréfaction de l'oxygène au sein du couple. Il faut être conscient que, pour les personnes qui se trouvent dans ce cas de figure, tant pour les femmes battues que pour les hommes battus, le quotidien se mine d'une angoisse permanente, qui voudra que plus aucune joie de vivre ne subsiste, et que chaque pas, chaque geste, chaque parole provoque une contre-attaque immédiate et savamment étudiée de la part du bourreau, de sorte que l'être battu se referme toujours davantage sur lui-même, n'osant pas parler de sa situation, car prisonnier de la peur mais aussi d'un regard dépréciateur que cette personne battue porte au final sur elle-même. À la honte de ne pouvoir se défendre, s'ajoute une honte relative au contenu même des propos dépréciateurs du bourreau, qui finissent par faire mouche (à force de faire croire à quelqu'un qu'il/elle ne vaut rien, cette personne finira par croire qu'elle ne vaut effectivement rien), et une honte vis-à-vis du regard que pourrait porter le monde extérieur s'il venait à apprendre la vérité. Parfois aussi, il faut encore surenchérir ce malaise par la honte que la victime suscite auprès de ses proches en raison des remarques désobligeantes faites ouvertement par son bourreau, lors des réunions d'amis ou des dîners de famille. Le bourreau (très souvent un pervers narcissique ; cfr. mon article sur la perversité narcissique en corrélation avec le récit autobiographique de Virginie Vanos), est assez malin pour mettre tout le monde dans son camp, y compris les amis et la famille de la victime, au point de leur faire dire : heureusement que tu as rencontré cet homme (ou cette femme) qui te tient sur les rails, sinon tu aurais sûrement mal tourné ; tu as eu du bol, tu devrais te montrer plus reconnaissant(e) de tout ce qu'il/elle fait pour toi.

Quand, lorsqu'elle parvient à s'extraire pour de bon des mains de son bourreau et à fuir loin de lui, si toutefois la victime a la chance de survivre physiquement à ce bourreau, le combat n'est cependant pas terminé, car l'attend une longue période de reconstruction. Vivre sous un tel régime ne laisse personne indemne, et comme le disait très bien Nunzia lors de notre conversation, c'est comme les pièces d'un puzzle qu'il faut remettre ensemble, mais certaines pièces sont abîmées irréversiblement.

Au nom de ces pièces abîmées irréversiblement, plus qu'un droit légal de parler, nous avons un devoir moral de parler.

L'importance de parler de ce sujet ne doit pas se résumer à exposer des faits. Comme nous l'avons dit, une honte térébrante habite ces victimes qui sont écrouées dans une prison psychologique où la peur les menotte et le désespoir les défigure. Par conséquent, beaucoup ne parlent pas, subissent en silence, ou ne dévoilent la vérité qu'après des années de mauvais traitements. Le fait de mettre cette réalité en avant et de marteler les espaces publics et réseaux sociaux de récits d'expériences similaires, permettra à ces personnes de s'exprimer beaucoup plus tôt qu'elles ne le font aujourd'hui... et permettra aussi d'éviter les événements extrêmes qui peuvent découler de ce tourbillon malsain, à savoir le meurtre ou le suicide. Car si certain(e)s parviennent un jour à s'en sortir et à en témoigner, d'autres n'ont pas et ou n'auront pas (eu) cette chance. Et c'est aussi à ces victimes passées et futures qu'il faut penser.


Merci de tout cœur, Nunzia Benedetti, pour avoir lancé ce débat à travers ta nouvelle, débat qui n'est certes pas près de se refermer. À travers cette confession, où tu as pris le parti de faire parler le bourreau, comme pour lui permettre de se justifier outre-tombe de ses actes, tu as cerné le problème au-delà de ses apparences physiques et « autopsiables ». Car c'est en regardant l'invisible que l'on saisit la vraie teneur du mal.

Pour terminer cette chronique, je reprendrais un extrait d'une conversation que j'ai eu le bonheur d'avoir avec Nunzia Benedetti, où nous partagions nos ressentis par rapport à nos vécus douloureux respectifs.

Nunzia Benedetti : « (...) si je lui donne la parole, c'est aussi pour mettre en avant la mauvaise foi caractéristique des conjoints violents ; mon ancien compagnon n'était pas aussi "simple" que le personnage, mais c'est là un choix purement littéraire.

Daphnis Olivier Boelens : Je te soutiens un maximum dans ta reconstruction, et j'espère toujours que mes chroniques puissent permettre aux victimes de toutes violences de se sentir soutenues. Parce que c'est de ça dont on a besoin. J'ai personnellement beaucoup de personnes qui m'ont soutenu et me soutiennent dans mon propre combat contre les Témoins de Jéhovah de Tassin la Demi-Lune. Sans eux, je me serai suicidé depuis des mois. On ne s'en sort pas seuls, de ces épreuves.

Nunzia Benedetti : « Oui tu as raison, l'écriture est ma force et je reviens de très loin, j'ai galéré de la rue aux foyers de femmes battues, aux hospitalisations qui cumulées se comptent en années, j'ai tout perdu... mais j'ai aussi et surtout tout reconstruit et réalisé mon seul rêve qui était d'être éditée. Mon visage est marqué par des cicatrices... donc je n'oublie jamais plus que le temps d'une nuit de songe, d'où je reviens et ce que j'ai accompli. Mais on peut s'en sortir, j'en suis la preuve vivante.

Daphnis Olivier Boelens : « Tu as en effet vécu des choses terribles. Je balancerais ma main dans la gueule de ceux qui formulent bourgeoisement leur sempiternel "en même temps, ça forge le caractère et la personnalité". Mais force est d'admettre que ces cons n'ont pas complètement tort... en ce sens qu'on n'est plus pareil après avoir vécu un viol, quel qu'il soit. À la fois on est plus aguerri, à la fois on est plus fragilisé, mais surtout on a développé un sens du discernement bien au-dessus de la moyenne. Parce qu'on ne laissera jamais personne rouvrir une cicatrice. Bien sûr, il y aura dans la vie d'autres plaies d'autres sortes, mais plus celles que l'on porte déjà cicatrisées sur la figure ou dans le cœur. Je suis content et admiratif que tu t'en sois sortie. Beaucoup ne s'en sortent malheureusement pas. »

Tu es, chère Nunzia, pour reprendre ce terme emprunté par la langue de Molière à celle de Shakespeare, d'une grande fortitude.

Ton expérience nous montre que les pires situations peuvent se terminer, offrir une échappée, délivrer une issue favorable. Tu prouves qu'on peut s'en sortir, même s'il faut déployer une énergie colossale, venue d'on-ne-sait-où au fond de soi, parfois même alors qu'on est à l'agonie psychologique (en ce sens, l'instinct de survie est phénoménal), mais qui permet de nous sauver la vie, d'être notre propre bouée de secours quand personne ne se présente pour nous tendre la main. Tant que la Loi ne sera pas là pour obliger les gens qui commettent le mal à RÉPARER LEURS ERREURS (car en certaines situations, de toute évidence, des excuses verbales ne suffisent pas), au-delà de subir une peine judiciaire, nous serons contraints d'apprendre à nous défendre seuls et à réparer nous-mêmes les erreurs des autres.

Quand on a, comme toi, connu une situation extrême et traumatisante, on n'appréhende plus les choses de la même façon. Ce qui détruit quelque chose en nous, si tant est que cela ne nous ravage pas au point de non-retour, construit quelque chose d'autre à la place, d'à la fois plus solide et plus fragile.

Pour ne pas me répéter : à ceux qui prétendent que tout ne dépend que de soi et de son propre mental, je répondrai avec humilité (qualité dont ces gens-là manquent cruellement) que nous sommes constamment soumis à des situations, des cas de figure, des agressions qui ne relèvent pas de choix personnels mais du jeu aléatoire des rencontres qui jalonnent notre piste de décollage et qui constituent ce que l'on appelle le destin. Nous passons sans doute plus de temps à nous reconstruire que nous n'en passons à nous construire. Les raisons pour lesquelles ce destin met sur notre route des personnes qui ne sont vouées qu'à nous causer du tort demeurent mystérieuses. Cependant, lorsque l'on rencontre quelqu'un comme toi, Nunzia, qui as eu la force et la capacité de te relever, et qui as eu le courage de témoigner, il me parait essentiel de faire circuler ce témoignage, d'une part pour saluer ton courage, d'autre part pour fournir des pistes à d'autres personnes qui se retrouveraient dans la même conjoncture que toi. Car les souffrances que l'on a vécues ne nous servent pas uniquement à nous-mêmes, mais peuvent aussi servir aux autres.

Daphnis Olivier Boelens, 18 mai 2014

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Interview de Nunzia Benedetti 
par Daphnis Olivier Boelens
(mai 2014) :




Daphnis Boelens : Bonjour Nunzia. Quelle est la chose la plus térébrante qu'il te reste aujourd'hui de cette page sombre de ta vie ?

Nunzia Benedetti : Plus de dix après, je fais toujours des cauchemars récurrents, je revis des scènes qui semblent tellement réelles que je m’éveille en sursaut. Je touche alors mes cicatrices au visage comme pour vérifier s'il m’a vraiment fait ça... et oui, j’ai vraiment vécu ça ! C’est horrible !

D.B. : N'as-tu pas senti venir la chose ? Qu'est-ce qui a fait que tu n'as pas pu réagir à temps et mettre un terme à la relation avant qu'elle ne dégénère à tel point ? De quelle manière se manifeste la manipulation du bourreau au départ ? Et enfin, qu'est-ce qui t'a plu en lui lorsque tu l'as rencontré, qu'est-ce qui t'a séduite et qui a provoqué cette cécité propre à masquer le côté obscur et violent de sa personnalité ?

N.B. : Non, je nai rien vu venir, il a perdu son travail, il s’est mis à boire et il est devenu de plus en plus violent. Je n’ai pas pu réagir parce qu’il ne me laissait jamais sortir seule, il me suivait partout. Au début je me suis rebellée, je l’ai payé très cher. La manipulation se fait lentement, à long terme, il m’a dévalorisée lentement, jour après jour, c’est de la torture psychologique. J’étais fragile, il m’a psychiquement démantelée. Quand je l’ai rencontré, c’était un homme solide, rassurant, bon travailleur, bon frère, bon fils. Il était tolérant, agréable, toujours de bonne humeur !

D.B. : Qu'est-ce qui a fait qu'à un moment donné tu as décidé que tu n'en pouvais plus de cette situation, et qu'il fallait y mettre un terme ? T'es-tu enfuie alors qu'il s'était absenté ? Ou l'homme a-t-il été dénoncé et arrêté ? Ou as-tu dû être hospitalisée une fois encore en raison des coups et blessures et les forces de l'ordre sont-elles conséquemment intervenues ?

N.B. : Un jour chez des amis, il buvait trop, je lui ai fait la remarque, il m’a lancé une cigarette allumée au visage et la cigarette est tombé sur ma fille (qui n’est pas la sienne). Je me suis enfuie avec la petite, il m’a coursée, rattrapée, les amis sont arrivés, ils ont décidé de me ramener chez moi et de le garder avec eux. En partant dans la voiture, je l’ai vu faire le signe qu’il allait m’égorger. J’ai pris quelque affaires et je suis partie chez une amie. Je suis allée porter plainte, les gendarmes l’ont convoqué, deux heures après il était sorti, il a tenté de m’étrangler. Je suis allée à l’hôpital pour plusieurs mois, ma fille a été placée, lui n’a pas été inquiété. C’était une petite ville. J’ai appris plus tard que le gendarme qui m’avait reçu battait sa femme !

D.B. : Cet homme qui t'a tant fait souffrir, est-il encore en vie ? Est-il en liberté ? As-tu des nouvelles de lui ? Je veux dire : des nouvelles pour t'assurer qu'il se tient à carreau et ne cherche pas à se venger ?

N.B. : J’ai passé des années à le fuir, j’ai déménagé sept fois, je suis allée en foyer pour femmes battues, il me retrouvait toujours. Un jour il a rencontré une autre femme et depuis je n’ai plus entendu parler de lui.

D.B. : Quand tu étais dans cette situation douloureuse, n'y a-t-il jamais eu personne d'assez audacieux pour intervenir, prendre ta défense et te sortir de là ? Ou tout le monde se taisait-il par peur ? Les gens autour de toi se rendaient-ils compte que quelque chose ne tournait pas rond dans votre couple ? Ou ton compagnon faisait-il en sorte que ça ne se remarque pas ? Te séquestrait-il ? Te coupait-il de tout contact avec l'extérieur ?

N.B. : Personne nest jamais intervenu de mes voisins, les gens avaient peur. Ma famille a posé des questions et j’ai menti, jurant que tout allait bien, j’avais peur et j’avais honte. Avant de commencer à me frapper, il m’avait éloigné de tous mes amis et il m’avait fait perdre mon travail.

D.B. : Que dirais-tu à quelqu'un qui serait en train de vivre une situation semblable et qui te confierait son désarroi ? Quelle formule utiliserais-tu pour lui ouvrir les yeux et l'encourager à mettre un terme à son enfer ?

N.B. : Je lui dirais de partir tout de suite, que ce n’est pas de l’amour. Je lui dirais qu’il vaut mieux tout perdre, maison, voiture, emploi, que de perdre la vie, parce que c’est ça qui est en jeu, la vie ! Mon ex a tenté de me tuer plusieurs fois. Je lui dirais de prendre ses enfants s'il y en a et de partir sans se retourner. On croit qu’il ne nous laissera jamais tranquille, mais au bout d’un moment il trouve une autres victime. Il n’y a que deux issues : soit on part, soit il nous tue. Il faut partir.

D.B. : Merci encore, Nunzia, pour ce témoignage des plus instructifs, des plus poignants... et des plus nécessaires.

FIN DE L'INTERVIEW