Daph Nobody

Daph Nobody
un homme, un regard sur l'homme

mercredi 24 février 2010

lundi 22 février 2010

COUP DE COEUR n° 5 : « LA DANSE DES ESPRITS » (1997) ou UN FILM EGARE SUR DES HOMMES EGARES



COUP DE COEUR n° 5 :
« LA DANSE DES ESPRITS » (1997)
ou UN FILM EGARE SUR DES HOMMES EGARES :
UNE INTRODUCTION DE DAPH NOBODY
AU FILM DE MANUEL POUTTE AVEC PIERRE LEKEUX – février 2010

Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur le mensonge ?
Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur l’inavouable ?
Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur le besoin de croire et la nécessité d’espérer ?

Qui donc se souvient de ce film réalisé en 1997 avec un très beau Pierre Lekeux qui assurait son premier grand rôle dans un long-métrage, tout en douceur et tout en justesse?

Moi, je m’en souviens. Souvenir en clocher au milieu du village du for intérieur.

En réalité, je ne l’ai découvert que des années après son baptême, et ma première réaction, il me faut le confesser, fut assez négative. Je trouvais ce film triste, mal construit (de longues séquences développant des personnages secondaires balayaient le personnage central du prêtre pendant un si long moment qu’on se demandait où diable il avait disparu), désolant car fagoté d’«inaboutis» et crucifié par sa structure. Mais des visions successives de LA DANSE DES ESPRITS m’ont réappris – ça s’oublie vite, avouez-le ! – à voir un film pour ce qu’il est et non pas pour ce que j’aurais aimé qu’il soit si j’en avais été le réalisateur. Au-delà du respect d’un auteur, c’est de l’ordre de l’adaptation conventionnelle au regard d’autrui que requiert toute oeuvre. Être spectateur est un travail du cerveau et du coeur. Par conséquent, loin de moi toute prêche moralisatrice ou rédemptrice, de même que tout Jugement dernier. Une seule chose est certaine, pour un gosse qui comme moi a grandi dans la paroisse du spectaculaire populaire, en lisant du Stephen King et en visionnant du John Carpenter, avec du Tangerine Dream dans le Walkman et du popcorn on the knees, il faut parfois un temps d’adaptation face à un tel exotisme qu’est le cinéma belge pour... le Belge que je suis pourtant malgré moi, amen.

Donc, pour nous résumer, nous ne sommes pas ici en présence de NEW YORK 1997, mais bien de Saint-Alba 1997 (ou, en anglais, Escape from Saint-Alba). Pas de Snake Plissken engagé par le gouvernement pour retrouver le Président, mais un Paul Radowski engagé (par procuration) par Dieu pour sauver une croyance iconique. Que ceux qui veulent voir des explosions changent de salle. Que ceux qui veulent dormir ou fricoter changent eux aussi de salle, merci d’avance.

En parlant d’explosions, il y a des films qui vous explosent en plein bénitier dès la première vision, et d’autres comme celui-ci qui demandent de multiples séances du dimanche mais qui, à force d’être regardés, s’impriment en vous comme un battement de coeur voué à vous habiter avec la même force qu’un amour. En somme, ils produisent une épiphanie. LA DANSE DES ESPRITS – rien à voir, vous l’aurez compris, avec LA FIEVRE DU SAMEDI SOIR – est un film qui parle à l’enfant égaré qui erre en nous. J’aime particulièrement son audace confidentielle. A une ère comme la nôtre dédiée à la technologie, à l’argent, aux records et aux déviances, rien n’est plus difficile, rien ne relève davantage du défi, que de réaliser un film ayant pour thème la « spiritualité » (la quoi ???). Notons, chère Amélie, que celle-ci s’y voie radicalement remise en question dans un jeu de « make-believe » caractéristique de toutes les religions du monde, car après tout elles ne reposent (à l’échelle humaine, bien évidemment), dans leur technique de fidélisation, que sur les principes de la peur et de la séduction, de l’affabulation et de la tromperie, en un mot : de la manipulation. C’est une critique acerbe que nous propose Manuel Poutte du « monde merveilleux de la foi ». Et ma foi, il frappe juste. Amen.

Y a-t-il encore une place pour Dieu sur la banquette arrière de notre bagnole « full-options », dans le coeur d’un flic de banlieue ou d’un trader, sur une scène politique qui tient davantage compte des intérêts «suppléments» d’une élite que des besoins vitaux de la multitude, ou à table en famille tandis que tous les yeux sont rivés sur un nouvel épisode d’une télé-réalité mettant en scène une bande d’imbéciles coincés dans une villa ou dans une ferme, à se battre pour des quotidiennetés ou des mondanités ?... et ce sur l’écran d’un téléviseur 21/9 FULL HD Ambilight, s’il vous plaît ! Y a-t-il encore une place pour Dieu dans un monde si découpé par des frontières et des classifications – entendez par là «clanifications»... Y a-t-il encore une place pour Dieu dans un monde où l’on n’est défini que par sa carte d’identité, son casier judiciaire et son héritage matériel ou artériel, voire, à la rigueur, par son sex appeal ?

Face à ce questionnement, et face au triptyque de la dernière chance, nous assistons ici à la rencontre de personnages disparates, que rien ne destinait à se croiser mais qui se retrouvent rassemblés pour une même « illusion » (à ce titre, ce film est d’un pessimisme franc). Tous s’avèrent inadaptés, marginalisés, rejetés, incompris, condamnés. Un animateur de karaoké, souffrant d’une maladie incurable, proche de la mort (est-ce vraiment la délivrance ?), qui prie le Grand Sauveur pour ne plus souffrir et pour éventuellement s’en tirer pour pouvoir se tirer... en Inde. Une femme enceinte, adepte de rites impies, qui a senti dégouliner tant de sueurs mâles dans ses cavernes intimes qu’elle se sent moisie jusqu’à l’utérus et souhaite se débarrasser de son embryon, fruit du péché de la chair, quitte à en crever elle-même. Un footballer qui ne parvient plus à marquer des buts et qui, après avoir perdu sa petite balle magique qui lui portait autant de chance que de marcher dans un étron fumant juste avant de se présenter à la porte d’un night-club select, trouve encore pour seul refuge la croyance (tombée du ciel, si l’on peut dire) dans le miracle de Saint-Alba, comme tous les autres. Et puis, en sus de ces destins indésirables, le monde d’une maison de repos, dont les locataires n’ont plus que des rêves de paix et de santé, l’espoir d’une visite dans leurs solitudes partagées, qui n’aspirent plus qu’à chanter leur passé comme on fredonnerait du Charles Trenet en feuilletant un album de photographies achromes. Le seul espoir dans ce film, finalement, vient précisément de ces personnes au crépuscule de leur épopée terrestre. C’est le comble, non?

Un panel de personnages aussi attachants que celui non pas « campé » mais bien « imprégné » par le simple mais magnifique Omer Lefrancq qui, même lorsqu’il appelle son chat pour lui donner à bouffer, arrive à dégager une émotion extraordinaire. Ce qui me ramène à dire, brève parenthèse, que le meilleur acteur est celui qui ne joue pas mais qui déjoue l’art de la comédie. Un rôle sur mesure, sans démesure. Le porteur d’espoir, de la bonne parole, en décalage avec un monde qui n’a que faire de la sagesse de l’esprit si elle n’est pas signée Bob Marley ou Gandhi (comme ce jeune voisin à qui il rend visite pour lui proposer une excursion en pleine nature et qui lui fait part de ce même enthousiasme qu’on pourrait exprimer à la vue d’une bouteille d’huile de ricin).

Pour créer le lien entre ces différents « destins tragiques », un prêtre itinérant, protagoniste malgré lui, interprété par un Pierre Lekeux d’une sobriété que beaucoup auraient du mal à imaginer en n’ayant vu que le divaguant STRASS de Vincent Lannoo. Un Pierre Lekeux d’un naturel saisissant, loin de tout excès, de toute violence, de toute burlesquerie provocatrice. Là encore, on détecte la présence (plus nuancée que dans le rôle précité de cynique professeur de conservatoire) d’une improvisation personnelle, et ceux qui connaissent l’homme derrière l’acteur savent combien les metteurs en scène belges, pathologiquement incapables d’écrire du dialogue, lui ont demandé de combler les vides contextuels, d’insuffler la vie – une présence pragmatique – à ses personnages qui manquaient de cet éclat qui fait d’un petit taximan nommé Travis Bickle un « missionnaire du macadam », un « afternoon hero », un « survivant du caniveau », qui va – ou qui veut – changer quelque chose dans le monde afin de se sentir exister.

Paul Radowski, tel un ange mais un ange impuissant, vient à la rencontre de ceux qui attendent de lui un miracle. Il en est le coryphée, le portail, le pseudo-garant. Loin d’être magicien, il se contente de réconforter et de tisser la confiance au fil de l’empathie, usant de paroles qui lui échappent, qui l’amènent à un auto-questionnement, comme lorsqu’il relate cette anecdote de supermarché, pour remplacer l’adage consensuel par un instant plus concret que quelque homélie biblique mais tout aussi mystérieux. Est-il à sa place sous sa soutane, alors qu’il est devenu, modernité oblige, un fonctionnaire de la foi, un facteur de la bonne parole d’hospices en hôpitaux, un contractuel de la misère humaine, un MC (Maître de Cérémonie, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le jargon des discothèques) qui, à ses heures, apprend à chanter du gospel au sein d’une Communauté Africaine en vue de s’accorder davantage, non pas à Dieu, mais à ceux qui cherchent à se fondre dans l’harmonie présumée du chant céleste. Un homme entreprenant, toujours débordé, constamment sur les routes – est-ce seulement la bonne route pour se préserver de la banqueroute ? Car, en effet, il apparaît de plus en plus égaré à mesure que le film avance : d’abord, il arrive en retard au chevet d’un mourant qui entre-temps a passé l’arme à gauche, ensuite il semble décroché des textes saints en se raccrochant à des anecdotes anodines de la vie de tous les jours en guise de parole divine, enfin, lorsque tombe le couperet de la supercherie du tableau, il s’effondre, brisé dans ses propres fondements, réduit à néant l’espace d’un instant, à la culpabilité d’un complice par défaut. A quoi se raccrocher, lorsque sa seule assise est en toc? Et pourtant, il se relèvera (Se révélera-t-il pour autant? Non, car il poursuit son programme de vie comme si de rien n’était.) et poursuivra sa route direction le village suivant, car il n’y a guère d’autre issue que celle d’entretenir un empire dont on connaît désormais toutes les lézardes et dont on imagine la forme que prendra, un jour prochain, sa destitution.

La performance de Pierre Lekeux se distingue par son absence de spectacularisme, de verbosité, par sa retenue et son effacement. L’authenticité de ce personnage qu’il a construit et longuement étudié est telle que par instant on frise le reportage, comme lorsqu’il accueille une par une les personnes qui entrent dans la chapelle. Pas de surjeu, peut-être pas même de jeu, mais dans le bon sens. C’est d’ailleurs le même topo avec les autres comédiens (« amateurs », me suis-je laissé dire, bien que, à mes yeux, ce terme soit très inapproprié dans le milieu du spectacle), qui donnent rarement l’impression de tenir un rôle. Cette authenticité était indispensable pour rendre la thèse crédible – on est à des années-lumière du Da Vinci Code, et c’est tant mieux !

Ce qu’il manque cependant au récit pour compléter l’empathie, notamment vis à vis du prêtre, c’est une relation avec les différents personnages en quête de salut. S’il entre en rapport avec la femme noire lorsqu’il cherche à suivre des cours de chant, on ne sent en revanche aucun lien avec l’animateur de karaoké ou le footballer. Or, on aurait aimé sentir un rapprochement individuel entre eux, cela n’en aurait que renforcé le final, et le questionnement abstrait de Dieu se serait transformé en interrogations (de la part de ces ouailles d’infortune) dirigées droit sur le prêtre, ce qui aurait rendu le procès de la foi plus concret encore, plus humain. Mais le résultat du choix du réalisateur n’en est que plus défaitiste, puisque les croyants continuent d’être bafoués alors que nous, spectateurs, assistons aux coulisses « techniques » de la « sainteté » et avons envie, comme un enfant qui assiste à un spectacle de marionnettes et qui voit le loup s’approcher silencieusement derrière le chaperon rouge, de crier : « ATTENTION!!! ». En quel salut croire encore lorsqu’on démystifie le Royaume, en théorie, le plus immaculé? Qui implorer pour une quelconque délivrance, entre un Dieu inaccessible, impénétrable et d’un silence bergmanien, et ses représentants humains qui s’avèrent duper les fidèles pour le bien des nécessiteux et au nom de la préservation d’une Institution éminemment sectaire?

Ce qu’il manque aussi au film, c’est une structure plus soutenue. Le réalisateur a voulu dresser des portraits de chaque personnage en blocs narratifs séparés, ce qui saccade le film par de si longues séquences concentrées sur l’un et l’autre personnage que l’on finit par oublier le personnage qui a été développé juste avant. Peut-être aurait-il été plus dynamique d’adopter le montage alterné du cinéma à suspense ou même celui des films « carrefours » comme Short Cuts, Magnolia ou encore Happiness, où l’on suit en parallèle plusieurs personnages, sans s’attarder pendant vingt minutes sur l’un sans plus voir l’autre. Ainsi, le prêtre, qui est pourtant le pilier central de la thèse soutenue, le fil conducteur du récit et le point de rencontre de tous les personnages, désinvestit l’écran pendant toute une partie du film, le temps que nous soient montrés les destins de ces quelques hommes et femmes en quête d’une assistance divine. Du coup, il perd ce rôle de repère pour le spectateur qui s’égare d’un récit à l’autre ; très vite on se demande où on cherche à nous mener, et fatalement on finit par décrocher. A une époque où le spectateur ne fait plus le moindre effort, tout lui étant de plus en plus servi comme sur un plateau d’argent, Manuel Poutte joue avec le feu. C’est à ce niveau-là que je disais, d’entrée de jeu, qu’il m’a fallu plusieurs visions du film pour le comprendre entièrement et pour assimiler tous les personnages. Car ce n’est qu’après de multiples visions que l’on saisit toutes les nuances et toutes les couches de ce montage sociétal. Ce qui signifie aussi que cette richesse intérieure, ce film la possède, et cela est en soi une réussite ; en effet, le problème de présentation ne sera jamais aussi grave qu’un problème de fond. Un bon fond à la forme maladroite est préférable à un fond creux à la présentation sublime. A mon sens, du moins, et je l’assume pleinement. Ici, on a le sentiment de plusieurs courts-métrages qui auraient été rassemblés parce qu’ils traitaient d’un même sujet. C’est l’art du montage que de parler de tous les personnages en même temps, sans pour autant les apercevoir en permanence et simultanément à l’écran. Certes, c’est un choix esthétique du réalisateur que de raconter cinq histoires une par une avant de les réunir à l’approche de la fin, et entrecouper les séquences les aurait peut-être déforcées. Mais la question ne sera pas posée, les dés étant jetés. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen!

Tout cela étant dit, LA DANSE DES ESPRITS, pour avoir osé aborder ce qu’aucun autre film n’osera sans doute plus jamais aborder en ces termes, mérite une admiration et une reconnaissance au panthéon du septième art ; le même type d’admiration que l’on peut, d’un point de vue idéologique, vouer à un Robert Bresson, même si l’aspect formel chez ce dernier est terriblement soigné et le visuel particulièrement léché. Car n’oublions pas qu’une oeuvre est avant tout réalisée pour plaire à son auteur et non pas façonnée sur mesure pour la critique et le public. Si ce film est difficile pour son fond et sa forme, il n’en reste pas moins généreux avec les émotions et les sentiments, et le coeur d’une histoire est avant tout une affaire de battements de coeur. Sur ce plan, la partie est plutôt réussie. Quand on sait, en outre, les conditions budgétaires difficiles dans lesquelles il s’est tourné, on ne peut que lever son chapeau. Ou sa barrette.

Bonjour chez vous.

Daphnis Boelens, 6-7-8-15 février 2010

mardi 16 février 2010

COUP DE FIEL n° 1 : CONTRE LA LOI HADOPI EN BELGIQUE : PAROLE D'UN AUTEUR

LETTRE A LA SACD/SCAM CONCERNANT « CREATION ET INTERNET »

DAPH NOBODY : « J’ACCUSE ! »

Bruxelles, le 15 février 2010

Bonjour,

Je profite de l’occasion de ces tables rondes proposées dans le cadre de cette réflexion sur le rapport du droit d’auteur à Internet, pour dire quelque chose que j’avais envie de dire depuis un certain temps déjà. Si je prends autant de temps pour rédiger cette lettre, c’est parce que l’heure est grave.

Avant tout, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Daphnis Boelens, écrivain et scénariste sous le pseudonyme de Daph Nobody, auteur notamment du roman « BLOOD BAR » paru en novembre dernier chez SARBACANE/ACTES SUD, ayant à son actif divers courts et longs-métrages qui ont fait le tour de festivals internationaux (« Histoire d’Argent », « Last Night on Earth », « A Broken Life »...) ainsi que des pièces de théâtre dont la prochaine sera jouée en mai 2010 dans la langue de Shakespeare, moi-même écrivant en deux, et même en trois langues. Soit.

Je dis cela pour souligner le fait que je suis AUTEUR et que je suis donc LA PREMIERE PERSONNE CONCERNEE PAR CE PROBLEME DE TELECHARGEMENT INTERNAUTIQUE. Je devrais donc jubiler et crier victoire eu égard à cette loi Hadopi votée en France récemment, et proposée plus récemment encore en Belgique, qui repose fondamentalement sur une politique de répression... à mon humble avis, répression disproportionnée et totalement inefficace pour ce qui est de résoudre une fois pour toutes le problème des droits d’auteurs sur la « toile ». Je vais tâcher, dans les quelques paragraphes qui suivent, d’expliciter ma position qui peut paraître radicale mais qui n’est pas moins radicale que la position, à l’opposé, d’une paire de menottes.

En tant qu’auteur, je ne pense pas sabler le champagne chaque fois qu’un petit internaute aura téléchargé un de mes films sur Internet et se sera fait coincer par les instances juridiques compétentes en la matière, se voyant privé d’Internet pendant un an et accablé d’une dette qu’il mettra dix ans ou plus à rembourser, sans parler d’une possible peine de prison. Quand bien même je toucherais dix pour cent de la somme qu’il devrait à titre de dédommagements, je trouverais encore cette situation des plus malsaines. Je pense que l’heure est venue pour les « dirigeants » de prendre leurs responsabilités de manière adéquate. Car il faut CHOISIR ce que l’on veut. Soit on interdit les sites qui hébergent des musiques, films et autres programmes et documents de manière illégale, soit on autorise les visites sur ses sites, car c’est un peu facile de s’attaquer au petit internaute sans se mesurer à ces sociétés web qui pèsent des milliards (entendez par là Google ainsi que les sites de téléchargement gratuit) et qui, bien entendu, se défendront avec une légion d’avocats, alors que le petit internaute, lui, n’aura d’autre possibilité que de prier pour que la sentence ne le condamne pas à un enfer terrestre de précarité financière et d’interdits sociaux étouffants. Car interdire Internet aujourd’hui est une atteinte à la vie sociale et professionnelle d’un individu. C’est UNE ATTEINTE DES PLUS GRAVES AUX DROITS DE L’HOMME. Cela revient à le marginaliser, à lui interdire toutes sortes de services publics et de moyens pratiques (notamment dans le cadre d’une recherche d’emploi) dont l’accès est facilité par la « toile ». Si dans une grande ville on peut encore s’en sortir plus ou moins, dans un petit village c’est clairement condamner quelqu’un à l’isolement, à l’exclusion, à la désocialisation.

J’ai moi-même grandi dans la pauvreté, à une époque où Internet n’existait pas même dans nos rêves les plus fous. Mon premier poste de télévision date de mes 11 ans (un écran 37cm, avec 5 chaînes différentes pour le même prix, luxe suprême !), et je suis bien placé pour vous dire que lorsque vous « n’avez pas les moyens », votre culture en prend un sérieux coup, et vous vous retrouvez très vite en wagon de queue, réduit au mutisme de l’ignorance et à la solitude du déphasage par rapport à l’époque censée être la vôtre. J’ai clairement grandi dans un manque de culture moderne, que je palliais vainement en écoutant des disques microsillons de Jacques Brel, d’Edith Piaf et autres 78Tours sur un vieux pick-up grinçant et brailleur. Idéalement, si quelqu’un de passionné mais d’indigent souhaite voir tous les films qui existent sur terre, ce devrait être son droit le plus fondamental. Or, s’il n’a pas de quoi se payer un film ou un CD (dont les prix en magasin sont parfois EXORBITANTS et INDECENTS!!!, et ce sans parler du prix des places en salle), il n’a donc pas accès à la culture, ou doit se contenter d’un accès limité permis par quelques associations culturelles caritatives ou par une poignée d’actions sociales dues, par exemple, au CPAS. Et puis, voilà que se présente à lui un portail extraordinaire sur toute la culture musicale, cinématographique, littéraire... du monde entier ! En un clic, il peut voir et entendre des choses qu’il n’aurait pas l’occasion de voir et entendre autrement. Mais on lui fait alors savoir que... « oui toute la culture est là et facile d’accès, mais interdiction formelle d’y toucher. » C’est un peu comme de faire renifler une poire juteuse à un taulard affamé, à travers les barreaux de sa cellule, en lui disant : « C’est bon ça, hein? Mais c’est pas pour toi, ha ! ha ! ». Tout le monde n’a pas la chance, comme Mr Sarkozy et comme les gens fortunés de ce monde, de s’acheter tout ce qu’il veut quand il le désire. Certaines personnes vivent dans une telle misère, tout en bossant « comme des nègres au temps de l’esclavage » (pardonnez-moi l’expression, mais son choix est judicieux), qu’elles ne peuvent rien se permettre, et qu’elles sombrent alors, en sus de l’indigence matérielle, dans une pauvreté spirituelle et intellectuelle, qui en font des êtres détruits, malades, névrosés, frustrés, voués au crime ou au suicide. Est-ce là une société que l’on ose qualifier d’humaine, où TOUS LES HOMMES SONT EGAUX EN DROITS??? Tous les hommes qui ont la chance d’être nés du bon côté de la barrière, dirons-nous, pour être plus corrects.

Aujourd’hui, à l’ère où l’ordinateur s’est installé dans toutes les chaumières, s’est créé un accès illimité à toute la culture, pour tous, dans une gratuité (relative, car nous payons tout de même un abonnement Internet, de l’électricité, des outils informatiques... dont certains sont déjà taxés d’un pourcentage dédié au droit d’auteur, soit dit en passant) et une « impunité » qui dérangent essentiellement des sociétés qui souhaitent se mettre toujours plus d’argent dans les poches afin d’atteindre une position de multinationales qui les rend intouchables et superpuissantes. Soyons honnêtes, toutes ces lois émises depuis quelques années profitent davantage à ces grosses machines financières qu’au petit artiste : personnellement, je galère toujours autant qu’il y a dix ans, donc pour moi rien n’a changé véritablement. Ce n’est pas ça que l’on demande. Autant se tourner vers les sociétés pétrolières qui s’enrichissent au détriment de toute l’humanité (sur un plan écologique, notamment), car avec ce qu’on pourrait « en tirer » (si vous me permettez l’expression), on pourrait facilement financer cinq fois AVATAR de James Cameron.

Je suis partisan d’un accès libre à ce qui existe, puisque, si quelque chose existe sur une longue durée, c’est que d’une certaine manière ce quelque chose est cautionné par le Pouvoir Établi, sinon ce quelque chose n’existerait plus de manière aussi OUVERTE et ACCESSIBLE, voire plus du tout. Voici l’image qu’évoque en moi le système répressif mis en place par Mr Sarkozy et par certaines « instances juridico-culturelles » :

« Imaginons un magasin de cocaïne s’installant en plein centre de Bruxelles. Les autorités laissent le magasin en place, exercer son commerce en toute impunité. En revanche, des policiers sont plantés à la sortie, et toute personne ressortant du magasin est aussitôt appréhendée et condamnée. Mais on se garde bien d’ordonner la fermeture du magasin, on préfère s’attaquer au petit drogué qui en ressort avec sa petite dose pour la journée. Et on lui dit : « pour te punir, tu n’auras plus le droit d’entrer dans aucun magasin pendant un an » (= interdiction d’Internet, qui est pour beaucoup comme pour moi un indispensable outil de travail et donc de survie). » Voilà, de manière plus imagée mais scrupuleusement calquée, le système répressif proposé actuellement. » Notez aussi que des personnalités telles que Catherine Deneuve et Chantal Akerman n’ont pas soutenu ce système punitif nommé HADOPI. Si je témoigne du mépris vis à vis d’un système répressif censé profiter à ma propre personne en tant qu’artiste et auteur en particulier, c’est parce que, pour ne pas me répéter, j’estime que l’heure est grave, et que l’on se dirige sur une voie qui n’est pas tant justifiée par un désir d’équité que par une exaltation de pouvoir, que par le plaisir, pour un groupuscule sociétaire, juridique et gouvernemental, de se savoir exerçant un pouvoir sur des gens qui n’ont aucune chance de s’en sortir. Vraiment de quoi être fier ! Quelle noblesse que celle d’écraser le plus petit et le moins chanceux que soi !

Certes, vous me direz : faut-il dès lors cautionner les gens qui passent leur temps à craquer les programmes informatiques et à mettre des albums musicaux et des films sur ordinateur afin de les balancer sur tous les hébergeurs internet ? Car eux nuisent encore davantage que ceux qui, après coup, téléchargent un film et deux chansons pour les écouter et les regarder trois-quatre fois avant de les balancer à la poubelle parce que les cd’s home-gravés sont connus pour être de mauvaise qualité. Il y a cependant une marge entre cautionner les « leaders » et condamner les « suiveurs », me semble-t-il. Si les gouvernements souhaitent mettre un terme au téléchargement illicite, pourquoi une coalition universelle ne se met-elle pas en place afin d’interdire purement et simplement l’existence de tous les sites qui permettent techniquement le téléchargement illégal? Et puis, de toute manière, nous savons vous et moi que pour trois sites qui disparaissent, six autres verront le jour. C’est une lutte sans fin, laborieuse et sans grande pertinence. Alors que si l’on taxe de quelques euros supplémentaires l’abonnement Internet (qui, disons-le en passant, en Belgique est déjà en moyenne trois à quatre fois plus cher qu’en France !!!... je paye, en ce qui me concerne, près de 50 euros par mois avec la T.V.A., rien que pour l’Internet, et près de 100 euros par mois avec le téléphone fixe et l’abonnement au câble télévisuel... contre des packs-3 français d’environ 25 à 30 euros par mois, pesez la différence !!!), et de quelques cents supplémentaires les lecteurs, graveurs, les CD’s gravables et autres équipements de salon, on peut rassembler annuellement, à l’échelle mondiale, plusieurs dizaines si pas plusieurs centaines de milliards. Un pourcentage est d’ailleurs déjà prélevés sur tous ces supports, afin d’être reversé aux auteurs (de la même manière que les photocopieuses sont taxées en droits de reprographie par REPROBEL). Mais il semble que certaines multinationales avides de pouvoir et de richesse veulent le beurre et l’argent du beurre, ce qu’elles finiront par obtenir, puisque leur attitude est parrainée par les gouvernements qui touchent eux-mêmes leur pourcentage sur toutes ces transactions financières colossales. Encore une fois, c’est tellement facile de s’attaquer au « petit paumé de banlieue » (je me permets cette expression, car je l’ai été moi-même pendant longtemps, un « petit paumé de banlieue ») plutôt qu’à des monstres technologiques planétaires.

Pourquoi, par exemple, ne pas taxer Électrabel et toutes les autres sociétés de fourniture en énergie pour l’électricité utilisée afin de faire tourner les ordinateurs? Taxer cette société avec interdiction d’augmenter le coût pour l’utilisateur, bien évidemment, sinon ça nous retombera encore une fois sur la gueule, à une époque où on paye déjà tant de taxes pour tout qu’on n’arrive même plus à mettre un centime de côté pour prévenir les mois plus difficiles. Rappelons au passage que nous sommes en situation de crise mondiale, et que dans un tel contexte le premier domaine de dépenses domestiques sacrifié est le domaine des loisirs et donc de l’art, et que resserrer encore davantage la ceinture n’aura pour effet que de rendre les gens moins cultivés, plus refermés sur eux-mêmes. Au lieu de punir le petit ado internaute qui vient de télécharger le dernier single de Britney Spears ou le dernier film de Steven Seagal, pourquoi ne pas taxer ou surtaxer les compagnies pétrolières, premiers fournisseurs d’énergie, dont les bénéfices annuels sont écrasants? Et pourquoi ne pas taxer les sociétés qui fabriquent les fiches électriques, les câbles électriques, les souris, les écrans, les blocs multiprises, les batteries de portables...? soit tout ce matériel sans lequel le téléchargement serait impossible.

Encourager un état policier n’a pour effet que de transformer la vie des populations en un magma de peurs et d’interdits, d’injustices et de perversité. En outre, c’est la porte ouverte à tous les abus. En tant que porte-parole pour bon nombre d’auteurs autour de moi, je dirais que ce que nous demandons n’est pas un 4ème Reich armé au Taser même virtuel, mais un Système, une infrastructure mondiaux, qui puissent prélever de minuscules pourcentages à tous les niveaux, plutôt que de soustraire des sommes lourdes et d’empoisonner la vie à quelques particuliers, qui n’auront de toute façon pas les moyens de faire face à des amendes comme celles qui sont « assenées » aux Etats-Unis, où le piratage semble plus grave encore, aux yeux de la Justice, qu’une attaque à main armée. La disproportion est un travers à éviter, car dès lors que l’on condamne un internaute pour téléchargement à une peine de 3 ans de prison (par exemple), il faudrait alors condamner, proportionnellement, un violeur à 300 ans de prison, ce qui n’est pas le cas, si mes sources sont bonnes.

En outre, ce pouvoir de contrôle et l’angoisse intrinsèque vont instaurer un climat de délation, de suspicion et d’hostilité au sein des populations mondiales. Or, l’art au sens large, ne doit en aucune manière exister dans un tel environnement d’hypercontrôle et d’ultrarépression. Il est « articide » de marier création et incarcération.

Je me permets de rappeler que je suis moi-même artiste, et que je serais donc, dans l’absolu, le premier à profiter d’un système répressif du piratage. Mais encore une fois, ce n’est pas cela que nous, artistes, demandons. Nous demandons une réforme des mentalités, à l’heure où Internet est devenu aussi familier que la porte que l’on ouvre chaque jour pour sortir de chez soi, et une mise en place de dispositions économiques qui permettent à chacun d’entrer dans ses frais, sans devoir recourir à des procédures pénales. Laissons la justice s’occuper d’affaires bien plus graves humainement parlant que d’une chanson ou d’un film téléchargés gratuitement. Nous ne demandons pas un état policier, nous ne demandons pas Big Brother, mais une infrastructure appropriée, qui fera que tout le monde paye pour ce qu’il télécharge, où qu’il soit, et en quelque quantité que ce soit. Le monde a changé, et ce n’est pas en pénalisant le téléchargement sur Internet que la fréquentation des salles de cinéma va grandir ; n’agissons pas comme ces cinémas UGC’s à Paris, qui font débouler trois policiers dans une salle parce qu’un spectateur a acheté une canette de Coca à l’extérieur du cinéma, et ce alors qu’il a payé sa place près de 10 euros. Cette répression déshumanisante, purement justifiée par une soif de profit absolu jusqu’à la dernière goutte, crée un climat d’insécurité et d’embarras comparable à celui qui règne dans des quartiers que l’on dit « à problèmes », où justement le dialogue et l’humanisme a laissé place à la violence et à la haine. Pourquoi, dans la lignée de cette politique de l’UGC, ne pas carrément condamner de manière posthume François Truffaut à verser à l’Etat la moitié des recettes de tous ses films pour le punir d’avoir si souvent été au cinéma en resquillant alors qu’il était enfant? (Il l’a lui-même si souvent confessé dans des interviews.) Si l’on veut caresser l’absurde, autant le « masturber » jusqu’à ses extrêmes.

De nombreux artistes autour de moi partagent cette opinion, et jamais je ne cautionnerai une loi qui, même votée en ma faveur, ne repose que sur des principes menaçants, militaires, dégradants, humiliants, liberticides, anxiogènes et manipulateurs. La répression mène à la dépression, et la peur à la rancoeur. Où donc est la victoire dans ce scénario catastrophe?

Il ne faut pas non plus omettre une chose très importante : Internet, tout comme le support dvd, a contribué à rendre accessibles toute une série d’oeuvres qui, sans cela, n’avaient pas ou plus la moindre chance d’être révélées au public.

Agissons en humains responsables et non pas en chiens féroces, car la guerre a toujours été la pire des solutions, même si la solution la plus plébiscitée de tout temps.

J’assume toutes les paroles que j’ai écrites dans cette lettre. J’espère que nous, auteurs, avons effectivement notre mot à dire sur la question de la « création et internet », et que ce n’est pas une formule de politesse protocolaire du gouvernement, de nous donner la parole pour une question dont la décision finale est déjà prise au sein des quartiers dirigeants. Par la présente, j’espère faire prendre conscience des risques irréversibles que certaines lois pourraient avoir sur le quotidien des citoyens. Susciter le contrôle des moindres faits et gestes des individus ne contribue qu’a créer un sentiment de malaise général, et souhaitons-nous vivre dans un monde où l’on a le sentiment de marcher en laisse comme des chiens? Car dans ce système, le premier coupable visé sera le petit internaute, non pas la grosse machine à sous qui lui fournit l’illégalité sur un plateau d’argent, et qui est, elle, la première responsable de tout ce grabuge.

En vous remerciant d’avance pour l’intérêt que vous porterez à cette lettre, je vous prie de croire en mes sentiments les plus nobles.

Daphnis Boelens, alias Daph Nobody
15 février 2010
écrivain-scénariste

samedi 6 février 2010

COUP DE COEUR n° 4 : SATORI STRESS, un quart de siècle plus tard (par Daph Nobody, février 2010) + TRAVAIL D'ANALYSE sur SATORI STRESS (MAI 2005)


(une affiche signée Alain Jacquemin)



J'ai eu la chance de revoir ce vendredi 5 février, à 19h, à la CINEMATEK de Bruxelles, dans la salle Ledoux, le magnifique film SATORI STRESS, imaginé en 1983 par Jean-Noël Gobron et Benoit Boelens, avec Monique Rysselinck au montage, dressant le portrait d'un Japon qui fait sans doute autant rêver qu'il n'effraie. La projection s’est faite en présence du réalisateur J.N.G. et de l’auteur B.B. qui se sont prêtés, après coup, à un sympathique, amical et nostalgique, Q&A. Il faut dire qu’ils ne s’étaient plus vus depuis un bail, et que ce fut l’occasion de célébrer des retrouvailles. Difficile de faire autrement face à une page d’histoire qui les a autant marqués l’un que l’autre. Et pour cause, nous nous trouvons là face à une oeuvre unique, qui relève aussi bien de la réflexion et de la recherche que du vécu, la formule magique pour qu’un film soit réussi... et assurément, il l’est.



Sa particularité réside dans le fait qu’il est difficilement classable, dans la mesure où la fiction (je devrais même parler d’« histoire vraie », car l’histoire d’amour entre Akiko Inamura et Jean-Noël Gobron n’a pas été scénarisée mais vécue) s’immisce dans le documentaire pour donner encore plus de relief à ce tableau d’Histoire et d’impressions. La sensualité des images de Jean-Noël (du 16mm aux tons pastels, qui ne sautent pas à la gueule mais qui caressent les sens) et le naturel posé des cadrages, nous emportent dans une expérience personnelle, loin du faux, du trop-construit-pour-être-honnête. Ce flot d’instants saisis parfois à la sauvette, s’enrichit d’un texte de Benoit Boelens qui est, lui, à l’opposé, de facture très élaborée, et qui s’attèle, parfois de manière ludique, à resituer chacun de ces instants dans une réalité culturelle, éthique, philosophique, contemporaine et ancestrale, qui ne pourrait se deviner par le seul support visuel, car au Japon ce que l’on ne dit pas est sans doute plus important et plus crucial que ce qui se partage à langues déliées, spécialement avec un étranger. Le passé y règne intra muros, tandis que l’avenir s’étale à ciel ouvert en une plantation d’enseignes lumineuses qui donne le vertige, arrosées par un désir de compétitivité qui en amènerait plus d’un à se trouver en concurrence avec lui-même. Ces deux pôles se côtoient ainsi entre l’Est et l’Ouest, dans une tentative spectaculaire de se concilier avec un présent qui dépasse une population comme marquée au fer chaud. Comme le dit si bien Akiko dans le film : « Au Japon, avant de penser à soi, il faut d’abord penser aux autres », car tout choix que l’on opère aura des répercussions directes sur notre entourage et attirera les foudres du ciel. Le conservatisme se heurte aux ambitions nécessairement transgressives. En d’autres termes : comment épouser l’occident sans pour autant épouser un Occidental ? Seule réponse possible : en devenant soi-même un Occidental, ou en s’en donnant l’illusion, que ce soit en adoptant le costume-cravate pour les uns, ou en dansant sur des airs de Rock’N Roll pour les autres. Dans un tel contexte autoconflictuel, la répudiation n’est pas un mythe, ni l’exclusion sociale de ceux qui ont le malheur de ne pas s’accorder avec le tambour de la prospérité contrainte et le violon des apparences – dans le fond, sommes-nous si loin de notre réalité occidentale ? Si l’on y copie une certaine révolution industrielle venue d’Occident, on la passe toutefois à l’agrandisseur, on la gonfle aux hormones de croissance, on la soumet à un régime exponentiel jusqu’à crever les nuages et franchir les limites de la démographie urbaine, ce qui n’empêche pas pour autant le dépaysement, car, dans les années 80’ en tout cas, cette quête de la modernité apparaît comme un « jeu de société » qui nous amène à nous demander si ces autochtones croient viscéralement dans cette mouvance qui balaye progressivement traditions, bâtisses patriarcales et autres rites samouraïs. Le samouraï est désormais un salary-man, qui se bat pour gagner toujours plus d’argent en faisant autant violence à lui-même qu’à autrui – dans une hiérarchie où l’on a toujours le sentiment que tout homme est dirigé à la laisse, même celui qui siège à la tête d’un empire, – et son sabre est devenu une carte de crédit qu’il dégaine allègrement en guise de carte de visite ; homme valeureux, luttant au quotidien... essentiellement contre la fatigue conséquente à un rythme de vie effréné qui l’occupe non seulement de jour mais aussi de nuit, car après le turbin il n’est pas question de rentrer directement chez soi pour passer un peu de temps en famille (c’est d’autant plus vrai que la famille vit souvent loin de la capitale) : il faut prouver à ses semblables qu’on est capable de passer la soirée au restaurant à manger et surtout à boire, qu’on tient l’alcool, qu’on est capable d’aller ensuite liquider une partie de la nuit au karaoké, pour reprendre ensuite le travail comme si de rien n’était, après une tranche de repos pas plus longue que celle que l’on octroie aux Marines en temps de belligérance, tout cela en continuant d’être aussi efficace en affaires le matin venu malgré le manque de sommeil et le résidu d’alcool qui poursuit son tour de montagnes russes dans les artères. A ce soir, on remet ça avec les collègues !



Au vu de tout ceci, il faut avouer que ce qui frappe dans SATORI STRESS, c’est que ce documentaire reste plus que jamais d’actualité. Ce qui nous y était esquissé en 1983 est aujourd’hui devenu une réalité au wide-tip marker. Mais l’exotisme qu’on y savoure est-il, lui, toujours ce qu’il était? Est-ce encore, de nos jours, un autre monde comme c’était le cas en 1983? C’était un temps où, pour peu que je m’en souvienne du bas de mes huit berges, on ne parlait pas encore de mondialisation. Ce film est une déclaration d’amour au dépaysement, un abandon à l’inconnu, un regard sur le regard de ces hommes et femmes que l’on croise dans les rues grouillant de gens aussi pressés que l’est leur société d’atteindre... un âge cruellement adulte. N’y parle-t-on pas, d’ailleurs, des salary man comme d’« enfants qui n’en sont toujours pas revenus d’avoir atteint l’âge adulte »? Par le biais de la rhétorique érudite du commentaire de Benoit Boelens, perce une indicible poésie, une apaisante sagesse, une justesse ironique, qui évitent au film l’écueil de la prétention, du jugement et du diktat. C’est un regard humain qui transparait d’un bout à l’autre, ce seul regard qui, depuis la cabine de pilotage d’un train, peut se laisser hypnotiser par un tracé de rails sur lesquels l’engin avance, qui nous guident sans qu’on puisse en dévier – les rails sur lesquels toute une société était en train de se bâtir –, qui se croisent pour se séparer à l’instar de toutes ces fourmis qui s’affairent à alimenter le nid babylonien, ce seul regard qui peut se laisser happer par un bombardement de « light-and-sound street show » qui fascine autant qu’il abrutit, ce seul regard qui permet à une population explorée, sondée, psychanalysée, d’agir devant nos yeux aussi librement qu’en notre propre absence, dans la liberté magmatique de l’inné et de l’acquis qui se veulent ne faire qu’un. A ce regard s’ajoute la voix-off (de Nicola Donato) qui, faussant la neutralité de son timbre, s’engorge d’un humour irrésistible en filigrane, propre à souligner ce décalage inéluctable entre « ce qui sied » et « the truth behind the necktie ». La scène(-culte ! Si, monsieur !) où l’on parle d’équilibre alors qu’à l’image on avise un homme s’endormant contre un mur et perdant son équilibre, s’intègre comme une mise en abyme de l’instabilité permanente d’un monde qui se veut idéal mais qui s’égare dans l’ennui (dans tous les sens du terme) et l’inconfort de ses principes dogmatiques.



En conclusion, SATORI STRESS est un film à voir absolument. Et l’on ressort de la projection presque malgré soi avec une seule envie : sauter dans le premier avion destination Tokyo. Car, pour ne pas me répéter, sous ses aspects critiques c’est avant tout un témoignage amoureux. Qui aime bien châtie bien, n’est-ce pas?



Pour ceux qui auraient manqué cette séance exceptionnelle à la CINEMATEK pas plus tard qu’hier, tant pis pour eux! Mais ils n’auront pas pour autant d’excuse pour ne pas le voir, car il existe désormais en dvd avec quelques bonus exceptionnels datant de l’époque du tournage, soit d’il y a maintenant plus de 26 ans ; j’avais alors l’âge de regarder des films de Walt Disney. SATORI STRESS, donc, destiné à ceux qui sont passionnés par le Japon. Mais aussi à ceux qui ne le seraient pas encore.



Bonjour chez vous !



Daphnis Boelens-Bisazza, alias Daph Nobody, 6 février 2010



BOELENS Daphnis - Année Académique 2004-2005
Esthétique et Philosophie du Cinéma II / Titulaire du cours : Mme Domnica NASTA


« SATORI STRESS » ou « l’effet freeze-framing dans la photographie animée » : analyse critique du film sur base des notions abordées lors de la conférence de Danielle Leenaerts

1. Introduction : notes d’intentions / parallèles et interprétations

J’ai longtemps hésité à choisir ce film, craignant peut-être ses audaces dans le cadre d’un traitement académique comme celui-ci, mais aussi parce qu’il n’appartient pas au domaine de la « fiction » au sens puriste du terme. Pourtant, la fiction y est présente par l’acte narratif du protagoniste constituant le lien de continuité dans le récit en filigrane : c’est l’histoire d’un homme qui découvre les racines d’une population du bout du monde. En dépit de l’apport autobiographique certain, je me permets d’utiliser le terme de « fiction » par simple opposition à la donnée documentaire collective relevant, elle, de l’historique1.

Une fois ce premier choix opéré, il me fallut décider de l’optique dans laquelle j’allais me pencher sur le film : en effet, celui-ci peut tout aussi bien être évoqué dans le cadre de la conférence sur l’allégorie, que de celle sur l’analyse poétique, ou encore de celle sur la photographie. Plus qu’un documentaire, il s’agit d’un récit d’apparence autobiographique qui se joue de la juxtaposition de l’expérience individuelle et du vécu collectif, et de la superposition d’un regard étranger à un œil assimilé au monde qu’il regarde. Apprécié par Wim Wenders, ce film mêle histoire(s) et Histoire avec la fluidité et la poésie d’une chanson de Jim Morrison issue de ce temps où « liberté » se définissait comme « nudité du corps et de l’esprit ». Si la conférence de Danielle Leenaerts parcourait le sujet dans le sens de l’image fixe vers l’image animée, ici il convient de reprendre la flèche en sens inverse, car nous partons de l’image animée (par les mouvements de caméra d’une part, et par les mouvements internes à l’univers filmé d’autre part) pour la percevoir finalement en tant qu’image fixe.

Remarquable est la façon dont se réalise la prise de vue : on y observe un jeu constant entre statisme et mouvement. Les images, bien qu’animées, portraient constamment le paysage, au point que l’on a le sentiment de se trouver face à un tableau qui, à son punctum temporis, suggère le mouvement et le sens par la coexistence implicite d’un « avant » et d’un « après ». Cette réflexion est propre à l’image photographique (entendons par là « statique »), et pourtant nous nous trouvons ici face à des images qui bougent réellement. Mais les mouvements qui les habitent, parfois à la limite de la perceptibilité dans des plans très larges, produisent le même effet que les mouvements suggérés sur une toile, et c’est en cela que l’analyse de ce « morceau » de cinéma est pertinent et intéressant dans le cadre du sujet qui nous occupe. Je développerai cette conception sous l’appellation d’« effet freeze-framing ».

Bien que mon travail porte sur l’analyse du fonctionnement de l’image, celle-ci ne sera pas dissociée du texte qui en fournit toute la brillance. Ecrit par Benoit Boelens, il oscille entre un scientifisme poétique et une simplicité ludique. Ce texte-off, agissant tantôt en contrepoint avec l’image, tantôt comme traducteur symbolique, allégorique, des fragments de vie « mis en scène », sensualise les images et les transforme dans un souci de métaphorisation. Car au-delà de l’histoire d’une terre et d’un homme, c’est l’histoire d’un corps humain, avec ses réseaux de veines, ses globules blancs et rouges, ses bactéries pathogènes, ses sens et ses pulsations.
Mais au cœur du réalisme même, s’immisce cette transcendance subtile qui confère à toute photographie sa part d’imaginaire, comme c’est vrai pour toute représentation différée. Esthétisme et choix de cadrage conduisent à une inévitable incomplétude de la réalité, qui demande au spectateur de combler les manques. Dès le début du film, très justement, on évoque une immersion dans l’« abîme de l’imaginaire ».


Satori2 Stress est la recherche d’un équilibre entre les extrêmes du « magmatique » et de l’« affranchissement3 ». Cette quête est développée par scissions, fusions et clashes. Un plan, dans les premières minutes du film, nous montre un personnage assis par terre et perdant l’équilibre alors que quelque chose (un son extérieur ou l’échappée d’un cauchemar) l’a brutalement arraché à un sommeil dérobé sur le quai d’une gare, tout cela alors que le texte nous dit « vous avez atteint l’équilibre ». C’est cette prise de conscience de la nécessité d’un « retour à soi » conciliable avec le « tout » qui nous interpelle tout au long du film, telle une mise en garde (par la description chirurgicale du « processus psychosomatique du stress ») mais aussi comme la proposition d’une « recette de l’ataraxie ». L’image se construit, à cet effet, comme un jeu de mouvement et d’immobilité, de visibilité et de dissimulation.

2. De l’image animée à l’image fixe (effet freeze-framing)

Une série de plans fixes de la ville de Tokyo, qui, bien que prenant vie par des soubresauts de la caméra et par quelques rares chants d’oiseaux perdus dans la fresque urbaine, sont des photographies qui profitent de l’opportunité du médium pour couvrir plusieurs secondes (nous parlons ici de plusieurs secondes de « temps capté », car toute photographie couvre bien évidemment un temps plus large que celui de la prise, contenant implicitement un avant et un après). S’ensuit un plan panoramique brassant la métropole. Ce pourrait être une photo filmée, et pourtant d’infimes mouvements d’humains réduits à la taille de fourmis s’y détectent ici et là (un panoramique semblable se retrouve dix minutes plus tard). Ces plans annoncent dès l’ouverture la démarche photographique certaine d’un film où la notion d’image en tant qu’« individual shot » n’a jamais été aussi évidente au cinéma.

Satori Stress se présente comme l’expression d’un conflit sous-cutané propre à une population à cheval entre un passé culturel homérique et un avenir venu d’ailleurs : c’est le conflit entre le Yin (stillness) et le Yang (motion)4, et par extension la quête de la conciliation de l’individualité et de la collectivité, pour ne pas dire de l’individualisme et du collectivisme. Le titre du film n’auréole pas seulement la société et ses membres dépeints, mais définit également le traitement de l’image et le travail du montage qui se voient reposer sur ces mêmes principes conflictuels. Bien que nous soyons dans le domaine du cinéma, Satori Stress se parcourt comme un album-photo, et ce en dépit du fait que les images accusent des mouvements visibles (parfois négligeables comme une brise, mais bel et bien présents), au contraire des mouvements implicites d’une photographie au sens académique du terme. En regardant ce film, nous sommes amenés à nous demander si la photographie, voire même ce que l’on nomme l’« instantané », doivent être nécessairement figés pour acquérir le droit de se nommer comme tel (cela, bien sûr, en dépit du fait que l’instantané rend et doit rendre le mouvement dans la fixité – cfr. paradoxe de Zénon). Ici, en effet, les plans peuvent être perçus comme des instantanés élongés dans le temps, non pas uniquement dans le temps de filmage, mais aussi par le fait que ce qui nous est montré est répété au quotidien, dans l’avant et dans l’après de ce qui nous est projeté. Les mouvements y produisent le même effet que des photographies en relief ou en hologramme. Ce sont des « arrêts sur image » mouvants et sonorisés. Un autre exemple à relever dans cette même veine est, à la 67ème minute du film, le plan de ce bureau, désert et statique, rendu vivant par la seule sonnerie d’un téléphone. A la 53ème minute, un plan fixe montrant l’immobilité photographique d’une femme concentrée est à peine trahie par le vacillement de la flamme d’une bougie. De même qu’à la 43ème minute, la vision d’un tatouage couvrant un dos entier allie la notion de fixité à celle du mouvement par les distorsions (anamorphoses) produites dans l’image tatouée par les remous épidermiques qui accompagnent chaque mouvement de l’homme tatoué. A travers toutes ces occurrences, fixité et mouvement apparaissent comme deux données indissociables.

Dans la conception photographique de Satori Stress, le temps y apparaît comme figé, car le tout se présente comme une série de flashes perçus par un homme confronté à une autre terre, et sans évolution véritable entre ces multiples pièces d’un seul et même puzzle, celui du portrait d’une société à un moment donné de l’Histoire. Evoquons au passage William Klein qui alléguait que « photographier est un moment de transe où l’on peut saisir plusieurs centaines de choses qui se passent en même temps et que l’on sent, que l’on voit, consciemment ou non. ». La seule progression que l’on identifie au cœur de ces flashes n’est autre que celle de cet amour qui, au fur et à mesure des découvertes d’une population radicalement différente et affectivement autarcique, s’avère aussi impossible que celui de Roméo et Juliette. Et cet antagonisme culturel conduit à un départ inéluctable (c’est un film sur le départ, sur la séparation), célébré par l’union physique de deux êtres au paroxysme d’une découverte mutuelle. C’est l’ultime transgression, et ne pouvant aller plus loin, les deux amants se séparent, implantant entre eux des océans de distance (l’union suprême avant la séparation définitive). Ce n’est pas un hasard si cette dernière séquence nous est présentée sous forme de photographies, car il s’agit bien ici de figer et imprimer un moment dans le temps. Ce n’est pas non plus par hasard qu’une autre série de photographies leur succède, sorte de punctum temporis (rappelant l’« instant décisif » dans les Images à la sauvette d’Henri Cartier-Bresson) d’un événement politique se produisant à l’extérieur pendant que les corps des amants se disent adieu. Le fait de terminer le film par cette série de prises de vue de la jeunesse japonaise désespérée trans-portant les cercueils de ses « idoles » trouve, dans le contexte du film, plus de sens par rapport au récit fictionnel que par rapport au relevé historique : l’intrus s’apprêtant à regagner son propre pays pour effectuer le montage du film, le Japon poursuit son Histoire sans entrave. Ce constat corrobore l’idée que tout ce qui nous fut montré put se réduire à un seul portrait dérobé au cours du temps (effet freeze-framing) par un voyeur ayant cherché en vain à faire partie du canevas.5

A ce propos, il est intéressant de revenir sur une remarque de Jean-François Chevrier : « Le photographe ne travaille pas dans le présent, mais dans le futur antérieur ». C’est aussi vrai pour le cinéaste documentariste. Dans le cas présent, le personnage évoque des souvenirs plus qu’il ne les vit, puisque, processus oblige, la projection succède au montage, et le « filmé » appartient automatiquement au passé. Certes, plus d’un pourrait dénoncer l’impertinence d’une telle réflexion, dans la mesure où elle assimile réalité du filmé et réalité du filmage. Si nous nous penchons davantage et exclusivement sur la temporalité du tournage, il paraît évident que l’inconciliabilité des notions de « satori » et de « stress » qui est illustrée tout au long du film constitue un argument en faveur de cette optique de « futur antérieur » : le paradoxe développé, en effet, ne peut qu’aboutir à un échec de la combinaison. Ainsi, l’histoire d’amour esquissée, vouée à une déconfiture certaine, nous est relatée comme un résumé ce qui aura été, alors que les réalités culturelles ont eu raison d’elle au temps où le récit nous est présenté, puisque le journaliste a entre-temps déjà quitté le pays. Par ailleurs, la scène fusionnelle se produit après un passage où nous retrouvons la jeune japonaise écrivant une lettre où elle explique que le journaliste va retourner au pays afin d’effectuer le montage du film. « Moment le plus fécond », contenant ce qui précède et ce qui suit. Le processus filmique s’achève, l’histoire aussi. Enfin, tout comme l’a souligné le photographe Denis Roche à travers les légendes de ses photos, ici aussi, le commentaire (le discours de Jean-Noël et d’Akiko, épistolaire et donc différé) s’arrête toujours là où commence l’image.

Le texte lui aussi participe à la dualité omniprésente, agissant très souvent en contrepoint ou par métaphore avec l’image, une métaphore mettant en parallèle le micro- et le macrocosmique. Par la définition du Satori, c’est le sens même de la quête de l’œil-caméra qui se voit souligné : « La dualité n’existe plus, l’être et le néant, la vie et la mort ne font qu’un ». Il serait difficile de ne pas établir un rapprochement de cette aspiration avec le fonctionnement de la prise de vue par rapport au résultat spirituel recherché. Si par le Satori le disciple cherche à se scinder de ses semblables et de sa propre enveloppe charnelle, il cherche également à fusionner avec l’univers, et la série de photos unissant le journaliste et la jeune autochtone constitue une illustration paradoxale de cet état spirituel, dans la mesure où, au-delà de la réunion de deux cultures, on quitte le cadre humain pour toucher à un fusionnement de type cosmologique, intemporel et universel. De nombreux plans fonctionnent sur ce principe : le plus évident est celui de cette foule que l’on avise dans toute sa compression, alors que le texte évoque la concentration mentale du sage solitaire s’élevant vers son ciel privatif.

Alors qu’est filmée une foule engagée dans les couloirs de métro, le texte – telle la légende d’une photographie – nous parle de la naissance organique et chimique (suite de sécrétions, phénomènes microscopiques de causes-et-conséquences physiques) de cette affectation appelée « stress », en usant de termes s’associant visuellement à ce qui est filmé : « s’engouffre », « bouscule », « s’accélère »… Les hommes y deviennent les molécules d’un gigantesque réseau artériel. Ces plans de masses, très souvent, s’élargissent en points de fuite, le cadre ne saisissant qu’un fragment d’une fresque avalant toute une ville (le hors-champ, l’espace-off y est, par conséquent, très marqué). A diverses reprises également, l’élément ferroviaire, ponctuant le récit comme le principe de déplacement ponctue tout voyage, se trouve filmé dans une perspective centrifuge : les rames, multipliées dans un seul plan, passent en contresens, filent en oblique, traversent l’écran horizontalement, à l’instar de destins qui se croisent dans la solitude de la multitude. L’entité filmante, dans ces instants de pur spectatorisme, n’est rien, et nous-mêmes, assimilés à l’œil de la caméra ne sommes plus rien. Puis, soudain, après une traversée (longue au point de paraître interminable, au cadrage et au contenu aussi aléatoires que ceux des Bus Photographs de Robert Frank) de paysages urbains surchargés d’immeubles résidentiels et utilitaires, d’infrastructures métalliques, de câbles électriques et d’inscriptions, la rame s’arrête dans une gare, et l’œil de la caméra se voit suspendu sur un mur vierge, tandis que la narration évoque un état « aussi calme que la lune » (blancheur, fixité et infertilité). Si l’on décomposait cette tranche de film en images isolées, on obtiendrait une séquence photographique qui, par sa légende (le discours adjoint), répondrait aux deux principes de tout récit : succession et transformation. Mais bien au-delà du passage d’un lieu à un autre, cette transformation fonctionnerait à des niveaux transcendant le domaine du « visible à l’œil nu », la ville étant traitée comme une métaphore de notre propre organisme dont les sécrétions peuvent nous conduire, tel un train, d’une gare désaffectée6 (ordre) à une gare fonctionnelle (chaos), d’un état de sérénité (ordre) à un état d’angoisse phobique (chaos), ou au contraire d’un état de stress à un état de satori.

La prise de vue ne manque pas de renforcer cette cohabitation conflictuelle en utilisant à diverses reprises cette donnée ferroviaire : nous avisons, à la 58ème minute du film, un plan pris en plongée, montrant une rame qui passe en diagonale, coupant l’écran en deux à la manière d’une ligne de démarcation. Par le traitement de cette opposition à multiples sens contenue dans le titre même, cette « ligne » nous paraît couper plus qu’un écran, mais un monde en deux mondes : celui de soi et celui des autres.

Le cadrage des plans succédant à ceux d’ouverture (qui observent la ville d’un regard extérieur et distant ; certains plans, en plongée, donnent le sentiment d’un oeil divin), centrés sur la foule dans laquelle le regard s’engouffre, repose sur un principe de saturation : pas un centimètre carré d’espace libre n’est à recenser, et certains passants pris en gros plan avalent littéralement l’écran en l’approchant. Cette optique renforce la notion de « stress » qui s’y voit développée, créant auprès du spectateur le besoin vital de trouver lui-même de l’oxygène lui permettant de ne pas étouffer, physiquement et spirituellement. La quête du film devient ainsi celle du spectateur : retrouver son « satori », ou l’ordre dans le chaos. Ces plans distants s’accompagnent d’un court récit évoquant l’« état sublime », tandis que les plans saturés sont associés à l’état de « ruine spirituelle » et véhiculent un caractère de lourdeur impropre à toute viabilité de l’âme et à toute sagesse (zazen : s’asseoir et se concentrer).

Une séquence à la 54ème minute repose entièrement sur le principe de l’ordonnance du chaos, et constitue le reflet à la fois le plus éloquent et le plus ambigu du titre du film. Nous lui consacrerons une section entière à la fin de cette étude.

3. Les ponts allégoriques7

Dès le premier quart d’heure du film, nous brassons la ville de Tokyo, tandis que le jour vient de se lever, dans le plan panoramique que nous avons évoqué dans une section précédente. C’est l’éveil d’une ville, mais aussi celui d’une civilisation à une nouvelle ère émanant de continents voisins. La caméra se donne pour objectif de figurer le décalage apparemment inconciliable, le hiatus sociologique, entre un monde et ces influences (musicales, vestimentaires, comportementales…) venues d’ailleurs. Ainsi, le plan suivant nous montre-t-il des groupes de gens (des salariés ou salary men, pour la plupart) s’adonnant à un spectacle de rock à la dérobée sur un trottoir, « travestis » en tenues de cuir et affichant des attitudes et mimiques qui ne vont pas sans rappeler celles d’un Elvis Presley… tout cela avant de rentrer sagement et anonymement chez eux ou de renfiler leur costard-cravate pour partir au boulot. En filigrane, on y lit la difficulté d’accoupler deux êtres (les personnages principaux du film, si l’on peut dire) dont les origines et traditions sont antipodales. Jusqu’où la compatibilité, le compromis, seront-ils possibles ? Citons, au passage, D. Grojnovski qui affirmait que « l’image pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses ».

L’allégorie se construit à maintes reprises à travers de courtes narrations rattachant le présent en mutation à des épisodes « bibliques » (si l’on peut nommer ce voyage pour l’éveil spirituel « Bible de la sagesse ») évoquant les ornières et splendeurs de la méditation. Ces courts récits enracinent l’aspiration à l’affranchissement charnel au cœur même d’un paysage spirituellement stérilisé, où pullulent les gratte-ciel qui ne peuvent cependant atteindre le ciel des sages. Ces récits anachroniques affectent l’image à la manière d’une antithèse, avec pour résultat une synthèse couplant « prospérité/possessions » et « dénuement ». Les prises de vue surchargées, oppressantes, se heurtent à un discours distanciateur, rédempteur (car la soif du « dollar » et la quête à la concurrencialité sont un mal sociétal à réparer sous peine d’extinction de l’essence astrale qui est source de viabilité dans l’état d’incarnation), qui a le mérite d’alléger le poids de la chair et du béton, et qui annihile l’image en la réduisant à une violente caricature du strass et de la concupiscence (au sens théologique du terme). En ce sens, la richesse appauvrit.
Dans la métaphore de la métropole, l’homme devient molécule emprisonné dans les réseaux artériels des métropolitains, et ce que l’on voit n’est autre que le reflet de ce que l’œil nu ne peut percevoir dès lors que l’on traite des fonctionnements bio-chimiques de notre organisme. L’antithèse du discours (on parle de s’asseoir et de se concentrer alors que l’on avise des gens debout et charriés dans la frénésie des heures de pointe) dénonce l’image de manière sous-jacente, par la simple évocation des processus physiques salutaires et pathogènes. L’image nous confronte à nous-mêmes, et cherche à nous faire prendre conscience du danger d’un avenir qui s’avère inéluctable quand se voient oubliées ou égarées les valeurs nobles et nourrissantes du passé. A ce titre, plus que la captation d’un instant présent, l’image, soutenue par les mots, contient de manière intrinsèque l’hier et le demain, l’idéal et l’excès, la naissance et la mort. Elle se constitue comme un pont entre les rives les plus extrêmes.


4. Photographie, Théâtre et Cinématographie (temps, mouvement et narrativité)

L’association établie par Roland Barthes dans sa Chambre Claire se voit ici exploitée dans un dessein non seulement conceptuel, mais également structurel. En effet, ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre et se ferme avec un rideau de théâtre. Si le grimage, nous dit Barthes, affuble le comédien d’un masque de mort et lui affecte une nature spectrale, nous assistons ici très justement à une séance de grimage où le buste du comédien (d’une pièce de théâtre « kabuki ») se voile d’une pellicule de fard blanc, d’un blanc opaque (qui avale entièrement le teint naturel de la peau, lui conférant un caractère fantomatique). Le parallélisme pointé en filigrane entre ces deux disciplines artistiques (théâtre et photographie) permet une projection formelle du rapport existant entre le caractère mortel de l’être filmé (considéré en tant que « référent ») et l’éphémérité d’un amour condamné dès le départ. Tout comme le théâtre s’inscrit à la manière d’un culte de la mort, le récit non-documentaire ponctuant le film célèbre la beauté d’un amour appartenant déjà au passé du simple fait que ce qui nous est montré est déjà conclu au montage. De surcroît, si ce qui nous est montré occupe en réalité une année ou davantage, les choses pourraient ne couvrir qu’une seule journée, voir les seules soixante-quinze minutes de la durée du film. Ou, en fin de compte, comme la structure de Satori Stress nous le suggère, le temps d’une pièce de théâtre, contenu entre le moment où le rideau s’ouvre et celui où il se referme.
En plus du « culte de la mort (ou des morts) », nous pouvons également relever un « culte du faux », par l’insertion, au cœur du récit individuel, d’une mise en scène au sens propre du terme. Si le film repose sur un principe photographique implicite, la photographie est aussi physiquement présente. Une scène nous montre les deux personnages, Jean-Noël et Akiko, dans une pièce où le premier se photographie avec elle par l’intermédiaire d’un miroir. Une première photo fige le récit dans l’espace et dans le temps, prise en noir et blanc, seule touche achrome du film, peut-être vouée à mettre en exergue les couleurs associées généralement à la mort : le noir, mais aussi le gris et le blanc. La seconde photographie nous amène à ce « culte du faux » ci-dessus évoqué : nous y avisons nos deux personnages dans un costume rituel traditionnel de la culture nippone. Le rapport de cette photographie à la théâtralité enracine le discours dans l’hypothèse « mise en scène ». Il s’agit d’une réalité non-actualisée, de l’impossible assimilation culturelle et de l’inaccomplissement d’un amour (détournement de la vocation de l’autoportrait). Mais avec cette fusion, comme dans les mises en scène photographiques de Cindy Sherman, nous sommes dans le cadre d’un fantasme et non d’un relevé authentique et historique. Cela nous fait voir ce qui aurait pu être mais qui ne sera jamais. Ainsi, le « ça aura été » devient « ça aura été… un songe ». La vie devient théâtre, dans lequel on se joue du principe d’« éternité par l’émulsion chromatique » en immortalisant des événements qui sont de l’ordre du fictif. La photographie, tout comme le cinéma, excitent la tentation d’exploiter le faux, le jeu et le domaine du mental.
Un autre élément significatif à noter est l’exploitation du flou. Cette technique, propre à la photographie, peut être considérée comme anti-cinématographique dans la mesure où, si la photo nécessite de semblables techniques pour suggérer notamment le temps et le mouvement, le cinéma n’y a généralement recours que pour figurer un trouble psychique ou somatique, ou pour traduire les dimensions oniriques. Son usage, dans le cas présent, nous ramène de manière évidente à la photographie : une séquence de strip-tease (à la 20ème minute du film) se trouve construite sous forme d’une succession d’images fixes dont la juxtaposition se complète de ligaments flous servant les ellipses intermédiaires. Ces ellipses se présentent comme des accélérations, et la résultante de cette chimie de l’œil nous rappelle qu’un film est avant tout une succession d’images fixes, isolées et indépendantes (uniquement interdépendantes par un choix politique et conventionnel). Nous détectons ici très clairement une série de pauses dont la fluidité du défilement est affecté par un désir de décomposer les actions, le temps et l’univers, comme cela est possible dans la pratique de la photographie. La technique cinématographique se donne généralement pour objectif de faire oublier au spectateur son caractère essentiellement fragmentaire. Mais le choix esthétique de cette séquence de Satori Stress s’inscrit dans une visée radicalement opposée. Cependant, nous constatons que cette manœuvre nous amène simplement à reconstruire mentalement la séquence dans toute sa fluidité, en « comblant les trous » et en restaurant l’aspect haché de l’ensemble – ce qui nous est possible et aisé grâce à notre expérience culturelle et à notre idiosyncrasie. Cela nous permet de transformer les images fixes en une séquence animée qui n’en est que la combinaison précipitée. Le mouvement, en conclusion, survit bel et bien, présent dans l’absence (dans une prise de position qui considérerait que le mouvement pictural direct n’existe pas du fait de sa décomposition matérielle, nous serions tenus d’ajouter que ce mouvement est également « absent dans sa présence »).


Par l’usage de ce flou, l’image nous fait également prendre conscience de l’organicité du mouvement, bien au-delà de la mécanique qui permet sa cohérence entre les différents segments picturaux enregistrés. C’est en ce sens que l’on peut accorder à l’image d’être (parfois même, comme ici, en-dehors du domaine des sciences) supérieure à notre perception par le fait qu’elle permet de saisir des phénomènes et événements microcosmiques invisibles à l’œil nu. La photographie récurrente de végétations s’inscrit dans ce même souci de représenter l’imperceptible, car toute plante évoque immanquablement le temps : le temps de sa propre évolution depuis la floraison jusqu’à la flétrissure. Et dans ce même ordre, ne pourrait-on pas parler en termes semblables par rapport à l’être humain ? Ne sommes nous pas tous porteurs de temps, de présent, de passé et d’avenir, et par conséquent de multiples images instantanées coexistant dans notre portrait dans un chaos constante ?

La nudité traitée ici est symbolique et façonne davantage sa propre antithèse. Le fait de se dénuder ne signifie pas « tout montrer » mais contient encore, paradoxalement, l’idée de « manque ». En effet, le corps représenté dans la séquence du strip-tease semble dissous, et soutient la thèse de l’éphémère et de l’incomplétude inhérente à l’impossibilité de « présent absolu » : le présent n’existe-t-il pas, au fond, que dans la paralysie d’un instant constituant une ligne floue (et déplaçable !) entre passé et avenir ? En matière d’image, tout mouvement, sitôt constaté, appartient déjà au passé, et toute continuité suggérée appartient au futur antérieur, au sens où toute photographie et tout photogramme que l’on contemple sont la représentation d’une fraction de seconde éternellement dilapidée. Une image ne peut dès lors jamais appartenir au présent. Et c’est aussi vrai pour un film qui n’est autre qu’un amas d’éphémère, ramenant au présent (pour le spectateur qui se soumet au principe) le passé, ou un avenir décliné au passé d’un acte de prescience ou d’anticipation. Le flou, en fin de compte, est utilisé pertinemment comme le flou du souvenir, puisque ce que nous avisons est le journal d’un voyage déjà achevé et appartenant au passé, séparé de nous par le temps de filmage, le temps de montage et le temps de projection.

Nous pouvons enfin souligner que l’usage du flou se justifie par un souci de pudeur (alors que ce qui précède et suit cette séquence associe la « nuit » à l’« interdit »). Tout comme il contient implicitement le temps et le mouvement, il suggère ce qui ne doit pas se voir si l’on souhaite rester dans les limites de la décence. La photographie érotique, en particulier, travaille essentiellement la suggestion : le dévoilement de l’intimité, s’il se fait de manière brutale et complète, rompt ce pouvoir de surenchère qui permet de conserver l’attention du spectateur/voyeur à son paroxysme, et annihile sa capacité d’imagination (et donc d’appropriation d’une situation proposée à l’œil). Or, toute photographie, tout photogramme, et toute image en général, existent et se perçoivent par ce qu’elles englobent d’espace-off, aussi bien du point de vue spatial que temporel et idéologique.

Le travail sur le temps repose également sur le principe formel de « décalage ». Dans le premier quart d’heure du film, par exemple, on nous montre une série de dessins érotiques se rattachant à la pratique du Kamasutra, tandis que le texte-off nous relate les préparatifs du voyage qui conduira le journaliste au Japon (Kamasutra = destination = Japon). Ces images peuvent être couplées avec les photos défilant à la fin du film et présentant nos deux amants dans un rapport intime qui constitue la transposition concrète de ces images de Kamasutra, la réponse. Une fois encore, comme pour les travaux photographiques de Denis Roche, le commentaire s’arrête là où commence la photo. L’image est le relais de l’« avant » et transcende la temporalité en prenant de l’avance et en annonçant l’issue du récit.

5. Jeux et Histoire : synthèse du satori stress

Cette section du travail se penchera uniquement sur une séquence de trois minutes apparaissant à la 54ème minute, et qui donne tout son sens au film. Elle constitue une synthèse de tout ce que nous avons pu observer depuis le début dans la juxtaposition des médiums « photo » et « cinéma ». Célébrant une sorte de « triomphe de l’image », elle se consacre à retracer, de manière composite et aléatoire, sans respect de chronologie ou de genres, l’Histoire d’une nation. Peut-être ce chaos peut-il figurer la perception hétéroclite et condensée qu’un touriste pourrait en avoir à peine descendu de l’avion, bousculé par les foules et bombardé par la pléthore d’affichages publicitaires qui caractérise la capitale de jour comme de nuit. A l’instar d’un photomontage, cette séquence pourrait se réduire à un seul instantané avalant différents lieux, différentes périodes, de multiples événements, pour dessiner le portrait d’une société (une société qui s’avère le produit de tous ces « faits ») dans un dessein didactique, mais d’un didactisme laissant l’esprit du destinataire ouvert à toute interprétation (étant donné que, dans ce monceau de flashes, il est impossible de tout percevoir, chacun y percevra ce qu’il pourra et voudra, et en tirera ses propres conclusions).

Cependant, cet amalgame accuse un étrange plaisir à mélanger « vrai » et « faux », transformant l’Histoire en un « jeu ». Et très justement, ce défilé d’images frénétique, hypnotique, se ponctue d’images d’écrans de jeux électroniques, associant les réalités historiques à la notion de jeu. Il en résulte que l’on est amené à se demander ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, quelles sont les limites du réel… voire, s’il y a seulement quelque chose de vrai dès lors que la réalité passe à l’état d’image et se relègue fatalement au passé. Un combat de sumo se voit traité comme une partie de jeu électronique, où les mouvements des lutteurs (saccadés par l’utilisation du même principe photographique que pour la séquence du strip-tease, obligeant le spectateur à « combler les vides » et à « compléter les actions » pour les rendre fluides) sont marqués par autant de sons électroniques.

On note aussi un curieux mariage de situations prises sur le vif (comme les clichés saisis au cours de la visite de Julio Iglesias à Tokyo) et de mises en scène (comme c’est le cas pour les extraits de publicités télévisées), mettant ainsi « vrai » et « faux » sur un même pied d’égalité. A cela s’ajoutent des images venues d’ailleurs comme cette photo d’Hitler en Allemagne, qui n’est pas physiquement liée au Japon, mais qui trouve avec lui un rapport historique remontant au traité tripartite de 1940 avec l’Allemagne du national-socialisme ; cette association permet de rappeler le cheminement de la nation japonaise d’un extrême à l’autre, puisque aujourd’hui, comme nous pouvons le constater ici en images, elle se trouve dans l’influence direct du capitalisme nord-américain, en d’autres termes dans le camp des libérateurs de cette Allemagne nazie jadis alliée. Le montage n’hésite pas à placer plusieurs photographies historiques et hétérogènes dans un même plan. On relève encore, au cœur de cette mosaïque (synthétique bien que non-exhaustive), des extraits de films américains (de guerre) et japonais de fiction. On en tire une conclusion à la fois ludique et dramatique : la vie est un jeu de cartes, sur chaque carte une image, et sur chaque image l’anéantissement du monde par le chaos de son évocation picturale. Mort et vie coexistent, et c’est à chacun de nous de choisir si le réel est tangible ou ne constitue qu’une illusion collective en cinq dimensions (les dimensions des cinq sens de la perception).
Cette séquence est un défi, celui de la reconstruction-éclair d’un monde en proie au trois instances temporelles (passé, présent, avenir), à l’inéluctable tout comme à l’incertitude. Mais en voulant reconstruire ainsi une page d’histoire, l’effet produit est celui d’une décomposition, d’une destruction ; on pourrait comparer cette expérience visuelle à la vision d’une décharge dans laquelle on aurait versé cent ans d’histoire en matériaux, de façon à ce que tout soit réuni en un seul espace restreint, mais ce « tout » se trouvant réduit à « néant » par la perte conséquente des spécificités et des hiérarchies d’authenticité de ses différents éléments, par le fait que sont mis en contact des matériaux aussi disparates et opposés que l’« or » et le « toc ».


La notion de « décomposition » est encore soulignée, une minute plus tard, lorsque l’on filme les enseignes publicitaires à néons illuminant la nuit. On avise des dessins, des formes géométriques et des inscriptions se composant par la lumière, puis ces lumières s’éteignent les unes après les autres, décomposant ce qui fut ainsi composé, et l’image se coupe sur un « noir », hypothèse d’un choix délibéré de l’auteur de rappeler que ce qui est fabriqué ici (par montage, entre autres) n’a de valeur que si on prend le temps de le déconstruire afin de remettre de l’« ordre dans le chaos ». Construction et déconstruction du réel, mise en lumière (image = lumière) et extinction de la réalité. La photomontage est, dès lors, la mise en ordre (en apparence désordonnée) d’un chaos s’adressant à tous nos sens, nous dirigeant dans une visée précise ou nous laissant libre dans notre décryptage du sens général. C’est aussi sur ce principe, rappelons-le, que fonctionne la propagande.

On retrouve, dans le cadre de cette séquence, toutes les techniques identifiées au cours de notre étude : le flou, le vrai, le faux, le mouvement accéléré ou ralenti, le mouvement suggéré, l’image rendue vivante par le discours et par le bruitage (on peut noter ici, au-delà de ce que nous avions vu, une association d’images avec des sons et des voix-off provenant d’autres images n’ayant, a priori, aucun rapport direct entre elles, association créée par le montage et le mixage), la mise en scène, de vraies photographies… Cela permet de noyer dans un certain ludisme les aspects plus dramatiques ou plus violents du portrait, et inversement, de façon à ce que, à chaud, le spectateur soit incapable d’émettre un jugement par rapport à quoi que ce soit de ce qui lui est montré. Tout est irréel8. Le chaos d’images envahit notre domaine cérébral, et nous en ressortons à la fois saturés et vidés. Et, d’une certaine manière, traumatisés.

6. Conclusion : Prises de vue et vues de prises

Suggéré par le titre, le film travaille en sous-couches et de manière permanente temps et mouvement, assimilant les principes photographiques aux conceptions du 7ème art. Alors que le cinéma se fonde sur la recherche d’une continuité et d’une fluidité de mouvement, par toutes sortes de renvois techniques Satori Stress nous fait (re)prendre conscience du fait que le cinéma se constitue à la base d’un certain nombre d’images alignées sur l’espace de chaque seconde. Ainsi, ralentis, accélérés et freezed frames s’intègrent au double récit développé, afin d’explorer les mécanismes d’évolution de la production mais aussi de la perception cinématographiques. Usant de métaphores qui servent également son propos relatif au syndrome du stress et à la quête de la béatitude désincarnée, il nous emmène au bout du monde pour nous confronter à une recherche d’équilibre universel. Aussi vrai que le yin et le yang régissent le cosmos, immobilité et mouvement coexistent au sein de toute prise de vue, créant l’illusion de l’un dans l’autre et inversement. De l’image fixe à l’image animée, et de l’image animée à l’image fixe, ce qui nous est proposé ici est une démarche de réflexion sur l’instant, l’invisible et le faux, sur la présence et l’absence, ainsi que sur le pouvoir de la transmission et le pouvoir de l’interprétation.

Dans cet ensemble, le personnage s’y intègre à la manière d’un sujet, au même titre que le spectateur. Cette idée se renforce, par ailleurs, par les séquences récurrentes où l’on retrouve un caméraman ou un photographe filmé ou photographié. Cette mise en abyme brise la distanciation critique du « preneur d’images » ainsi que la glace séparant l’œil qui observe (indirectement notre œil spectatoriel) et le portrait (individuel ou sociétal) observé. De cette manière, l’auteur en arrive à confondre (volontairement) portrait et autoportrait.
Traitant à la fois de l’Histoire d’un peuple et de l’histoire d’un étranger, ce film peut tout autant être considéré comme un documentaire que comme un court récit (supposément) autobiographique (les personnages mis en scène portent le nom des « acteurs » qui les incarnent). Le concept de « satori stress » induit d’emblée une réflexion sur soi-même fonctionnant par comparaison : par assimilation d’une part et par distanciation d’autre part. Le personnage filmé (Jean-Noël) le dit explicitement, dans une lettre qu’il écrit à un de ces amis (Benoit) resté en Belgique : « Observer les autres, c’est poser un regard plus pénétrant sur sa propre réalité. Ainsi, le Japon et ses habitants, ses mœurs, son histoire, n’auront été qu’un prétexte. »


Boelens Daphnis, mai 2005

7. Bibliographie

DUBOIS (Philippe), L’Acte photographique, Paris, Editions Labor, 198..
BARTHES (Roland), La chambre claire - notes sur la photographie, Paris : Cahiers du cinéma, 1980.
CARTIER-BRESSON (Henri), "L'Instant décisif", in: Images à la sauvette, Paris, Delpire, 1952.

Fiche signalétique du film :

Satori Stress, Amok Film, Belgique, 1983.
Réalisation : Jean-Noël Gobron
Scénario et Conseiller artistique : Benoit Boelens
Montage : Monique Rysselinck
Son : Akiko Inamura

Notes de bas de page :

1 La narration du film, du reste, trahit cette même vision : « J’aimerais faire un film qui se situerait en-dehors du présent, en-dehors de l’actualité. Un film dont l’objet… ne serait aucune autre réalité que celle du regard, posé sur elle, sur les choses, sur les gens, sur moi-même. Le regard du désir, de l’inachevé, du possible… une fiction, en somme ». (1H00-1H01)
2 Eveil spirituel obtenu par la méditation dans le Bouddhisme Zen.
3 6ème minute du film : « Vous n’êtes plus pensant ni non-pensant, vous êtes un homme libre ».
4 Notons que ces concepts appartiennent au concept de « tao » qui n’appartient pas à la culture japonaise mais bien à la pensée chinoise ; cependant, Satori Stress, comme nous le verrons, est substantiellement basé sur ce double principe opposé et complémentaire qui régit tout autant le cosmos que la moindre des cellules circulant dans notre organisme.
5 Nous pourrions même nous demander si ce portrait est celui d’une réalité, car à la 63ème minute du film, le personnage, alors qu’il visite un petit village en bordure de la capitale, l’évoque en ces termes : « « Un Tokyo qui n’existe plus… qui n’a jamais existé peut-être… où le temps se serait arrêté… comme si le temps s’était arrêté… ». Une photographie, en somme, mise en scène d’un passé révolu, et ce qui n’existe plus n’existe pas.
6 Pour filer la métaphore du fonctionnement du corps et de la ville, je rapprocherais l’idée de la gare désaffectée à la notion de sérénité spirituelle dans la mesure où celle-ci s’affranchit de la multitude et prône un retour à la nature et à l’universel ; dans cet ordre, les gares désaffectées sont souvent réinvesties par la végétation. Dans la philosophie-zen, l’univers est perçu comme l’ordre, et la collectivité comme le chaos ; remarquons toutefois que ce chaos de la collectivité, au Japon et à Tokyo en particulier, est minutieusement ordonné. Par la juxtaposition du capitalisme et de la méditation, il n’est autre meilleur exemple que celui du Japon pour traiter de la cohabitation de l’ordre et du chaos.
7 Nous parlerons de « ponts allégoriques » car, à la manière de ponts (parfois à l’aide du discours et du son), ils nous permettent l’accès d’une rive explicite à une rive plus implicite mais prépondérante.
8 Cet irréel, dans un contexte plus microcosmique et fictionnel, est suggéré à la 9ème minute du film par une lettre écrite de la main d’Akiko : « Dans l’avion, le souvenir de notre amour m’est apparu comme dans un rêve. » Nous sommes en permanence à cheval entre la réalité supposée d’un contenu et l’onirisme d’une représentation en images.