Daph Nobody

Daph Nobody
un homme, un regard sur l'homme

lundi 14 décembre 2009

COUP DE COEUR n° 3 : VANESSA MORGAN ou ENTRE FLOTS ET FLAMMES (Daphnis Boelens, novembre 2009)




UNE INTRODUCTION DE DAPH NOBODY AU ROMAN « DROWNED SORROW » ECRIT PAR VANESSA MORGAN – november 2009
AN INTRODUCTION TO VANESSA MORGAN'S NOVEL « DROWNED SORROW » – from DAPH NOBODY, november 2009




La Belgique reste un pays mystérieux et intriguant en matière de création, toutes disciplines artistiques confondues, et ce depuis toujours. Nous savons que c'est un pays de liberté en la matière, sans doute grandement du fait d'un manque total de soutien des artistes qui, livrés à eux-mêmes (à la manière dont un enfant rejeté par ses parents pourrait se retrouver livré à lui-même), à leur imagination sans limite, s'inventent des mondes parfois extrêmes, d'une part pour en mettre plein la vue afin d'avoir une chance de percer à l'étranger, d'autre part pour rompre cette grisaille et cette dépression typiques du plat pays où le ciel pèse et étouffe comme une vieille couverture poussiéreuse. Mais cette cage de liberté offre l'avantage de pouvoir innover, et en tout cas permet aux artistes d'exploiter leur propre personnalité, leur propre sensibilité, sans subir l'influence « dénaturante » d'une soi-disant « culture Belge » qui ne caresse en vérité la mentalité que d'une certaine institution culturelle établie, malheureusement d'une institution qui possède tous les fonds budgétaires de la culture.

La VRAIE culture Belge, a cette chance inouïe de brasser un territoire bien plus large que dans certains pays où le poids de l'Histoire est tel qu'on « n'imagine plus imaginer ». C'est précisément parce que la Belgique se trouve au carrefour d'une multitude de cultures, qu'on y trouve absolument toutes les influences, toutes les vagues, toutes les aspirations. En cherchant bien, on trouve encore, dans certains courts-métrages par exemple, des résidus de la nouvelle vague française, tout comme dans l'animation on peut surprendre des vestiges de l'expressionnisme allemand. Mais on trouve aussi des enfants qui ont grandi en lisant Stephen King, Raymond Chandler et Isaac Asimov, en regardant les films de Joe Dante, de Stanley Kubrick et de Tim Burton, en écoutant la musique de Judas Priest, de Michael Jackson et de Pink Floyd. Mais au-delà des influences, il existe en Belgique un esprit naturellement ouvert à l'imaginaire, qui, s'il ne trouve pas toujours de créneau pour s'émanciper, se traduit par des spécialités et des domaines qui rivalisent avec les plus grandes « artepoles » de ce monde. Dans la bande dessinée, notablement, l'héritage du Belgium Touch est immense, et son retentissement est mondial, avec Hergé, Peyo et autres Philippe Geluck. En littérature et au cinéma, se sont développés, à l'inverse, des tendances qui s'accordent aux « petits budgets » qui leur sont alloués. Ainsi, durant ces dix dernières années, le cinéma social Belge s'est-il développé et démarqué pour devenir presque une norme, une règle à appliquer si l'on veut – avoir le droit de – faire du cinéma. Or, qu'est-ce qu'un art qui ne peut s'affranchir de tout cahier de charges ?

Certes, tout cela, vous le saviez déjà. Ce que l'on a plutôt tendance à ignorer, faute de visibilité pour celles-ci, c'est qu'il existe des mouvances « underground » qui se rallient à des littératures et à des cinémas qu'on n'aurait jamais cru exister un jour en Belgique. Si je vous disais que grouillent ici des descendants directs de « X-Files », de « Wes Craven » ou encore de « John Carpenter » ? Eh bien, croyez-le ou non, c'est pourtant vrai. En voici la preuve vivante.

Vanessa Morgan fait partie de ces auteurs qui sont en train d'ébranler, pour ne pas dire de bouleverser tout le paysage culturel belge, en y amenant une oeuvre qui fonctionne à contre-courant, qui repose tout bonnement sur des passions et fascinations d'enfance et d'adolescence (les domaines du fantastique et de l'horreur sont toujours rattachés à notre enfance et à notre adolescence, car dans l'enfance on se plaît à se faire peur, et dans l'adolescence on cherche à voir jusqu'où l'on peut aller dans la terreur – on assimile les limites de soi et de l'autre, suite à quoi les uns deviennent sages, les autres pervers ; ce n'est qu'à l'âge adulte proprement dit que l'on apprend à se fermer à l'irrationnel). Alors que la plupart des artistes Belges aujourd'hui en vogue (les Frères d'Ardenne, Joachim Lafosse, et même dans une certaine mesure Bouli Lanners) s'adressent aux adultes, on constate un anathème politique dirigé contre tout ce qui se tournerait vers l'enfance (en-dehors de la bande dessinée, seul territoire autorisé à l'imaginaire), alléguant que le cinéma et la littérature « ça doit rester sérieux ». Allez dire à ces « autorités culturelles » qu'on peut faire passer un message tout en faisant rire ou tout en adoptant l'angle du paranormal (Stephen King l'a prouvé dans ses livres, qui sont tout aussi politiques, sociaux, éthiques, que fantastiques), que même « E.T. », à sa manière, transmet un message humain... Ce sont elles qui vous « riront » au nez. Il suffit de voir comment un réalisateur supra-talentueux et audacieux tel que Manu Jespers, dont les films raflent systématiquement des prix en festival (23 prix pour Le Dernier Rêve, mais aussi des prix pour Personal Spectator et Deux Soeurs), se retrouve le plus souvent sans aucun soutien financier pour faire ses films, qui sont pourtant de petits bijoux du point de vue narratif aussi bien que de celui des personnages, de l'esthétique et de la technique.

Le fantastique et la littérature/le cinéma de terreur, au fond, ont toujours été des genres qui permettent de parler de choses très graves sans toutefois se prendre outre-mesure au sérieux. Recourir à ces genres allège le propos, par métaphore et allégorie, par miroir déformant et par Vocoder interposés, alors que très souvent on y voit abordés des sujets tels que la chaise électrique, l'inceste, la violence conjugale, le despotisme, le sectarisme, ou tout simplement la peur de la mort ou la perte d'un être aimé...

Dans le roman de Vanessa Morgan, qui n'existe pour l'instant qu'en version anglaise, le lecteur se plonge dans un de ces petits villages autarciques et sectaires de l'Amérique profonde, qui nous sont devenus familiers à travers des oeuvres comme Deliverance de John Boorman, Twin Peaks de Lynch/Frost, ou encore The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper. On y retrouve le misérabilisme social, la claustration sociopathique et l'austérité puritaine d'une religion oppressive. Tout comme dans quelque pays politiquement obscurantiste, on y entre pour ne plus jamais en sortir, on y pénètre comme dans un caveau, et l'on y meurt à petit feu... ici en se noyant dans les eaux troubles d'un lac. Ambiance et thématiques ne vont pas sans rappeler le Rosemary's Baby d'Ira Levin ou The Village de M. Night Shyamalan. Il y règne une fausse légèreté, qui tendrait à faire croire à de l'innocence, de l''ingénuité de la part des villageois, mais qui dissimule une violence perverse. Les personnages se parlent entre eux dans des dialogues souvent superficiels et redondants, de façon à ne pas aborder de sujets plus cruciaux, et si ces sujets atterrissent sporadiquement sur le tapis, ça vire à l'évasif et au mensonge, car tout dans ce village est manipulation.

Finalement, cette histoire de hantise n'est qu'un prétexte pour parler de ce qui hante très concrètement bon nombre d'êtres humains, à savoir le besoin (tribal) d'appartenance et la peur (ancestrale) de l'inconnu. Dans une communauté dirigée par une tyrannie (ici, cette tyrannie est représentée par un élément naturel), l'homme se tourne vers des pratiques telles que la trahison, la délation, l'endoctrinement, le militantisme, la torture. N'est-ce pas là sans rappeler le nazisme ou toute autre forme de dictature ? La politique et la religion seront toujours les plus grands vecteurs de xénophobie et de misanthropie parmi les hommes, parce que leur « communautarisme » repose sur un principe d'« union à seule fin de marquer la désunion ».

Bien sûr, toute cette problématique est traitée ici de manière plus détournée et moins pesante, encadrée par une intrigue surnaturelle simple mais efficace. En fait, ce roman aurait constitué un excellent épisode pour « The X-Files » à ses débuts (avant que la série ne passe du fantastique à l'espionnage pur et dur et, à mon sens, beaucoup moins imaginatif), ou trouverait parfaitement sa place en adaptation pour la collection des MASTERS OF HORROR qui a réuni les plus grands maîtres du genre à travers le monde (John Landis, William Malone, Don Coscarelli...). Car si ce récit s'auréole d'une atmosphère nostalgique et mélancolique, il s'inscrit toutefois dans son époque, où l'on assiste à un regain des mondes de l'imaginaire, ce qui n'a rien de surprenant en ces temps de crise où lecteurs et spectateurs ont plus que jamais besoin d'évasion mentale (le succès de Harry Potter en fut une preuve difficilement réfutable, indépendamment de son fond plus « infantile »).

Notons aussi au passage l'esthétisme du langage qui démarque « Drowned Sorrow » de ces novellisations de séries (comme « The X-Files », puisque nous en parlions il y a un instant) ou d'un certain roman actuel (on pense à R.L. Stine, entre autres) qui ne montre plus aucune recherche ni trouvaille dans l'écriture, alors qu'un livre, c'est avant tout un travail sur les mots et sur leur agencement, voué à produire des effets et des émotions, car un livre doit se suffire à lui-même et, tel un film, doit fournir le son et l'image, en plus d'un bon casting et d'un bon scénario. On trouve chez Vanessa Morgan un souci de la beauté grammaticale, de la précision lexicale, de l'inventivité sensorielle. C'est avec suavité qu'elle nous immerge dans la violence, et avec grâce qu'elle nous confronte avec l'hideur. Peut-être est-ce pour son art de la description que certains critiques l'ont comparée à Stephen King, qu'ils ont trouvé en elle une déclinaison féminine du Maître incontesté du roman populaire angoissant. Mais oublions ces comparaisons, et jouissons tout simplement de cette nouvelle venue sur la scène de la fascination et du frisson.

Si tout ceci ne vous a pas convaincu de lire le premier roman de Vanessa Morgan, alors je ne peux vraiment plus rien pour vous. Vous allez sans doute grimper dans le métro pour entamer une journée des plus réalistes, faite de coups de fil, de lettres recommandées et de formulaires imprimés. Mais attention tout de même, car sur le chemin du métro pourrait survenir une panne d'électricité. Et personnellement je ne serais pas tranquille, avec tous les rats qui guettent les sous-sols de la ville...
© Daph Nobody, 7-16 novembre 2009

EXTRAIT DU ROMAN « DRWONED SORROW » de VANESSA MORGAN (traduction : Daph Nobody, 16 novembre 2009 ; pp. 49-50, chapitre SIX)
« La nausée se manifesta aux environs de cinq heures du matin. Ce n'était pas le type de malaises auquel il était accoutumé. Kenny devait vivre au quotidien avec l'envie de gerber, mais au-delà du caractère incommodant de la chose, jamais il n'avait eu pour autant le sentiment qu'il était mourant. Kenny tenta de quitter son lit, mais avant même qu'il ne puisse s'asseoir, il fut pris d'un étourdissement et sa vue se voila d'un brouillard sombre. Il ne se sentit plus la force d'envisager la moindre action : chercher ses médocs sur la table de nuit, c'était déjà beaucoup demander. Ses mains tremblaient tellement qu'il ne parvint pas à extraire ces foutues pilules de leur flacon. Alors qu'il y était presque, il renonça, dut reposer la tête sur l'oreiller, le souffle saccadé par l'effort. Une lourdeur se répandit dans tout son corps, écrasant ses dernières forces. Il se demanda combien de minutes ou d'heures il lui restait à vivre. Il surprit son reflet dans le miroir de la garde-robe en face du lit. Son teint cendreux, appuyé par une chevelure poisseuse, que la sueur avait affaissée sur son crâne, rendait son visage méconnaissable. Ses yeux s'étaient repliés au fond de leurs orbites, et épiaient avec défiance derrière le retranchement des cils. Quelques heures plus tôt ce matin, il s'était senti mieux, et cela lui avait donné l'espoir de recouvrer bientôt son énergie et sa santé. Mais au fil des tours d'horloge, la faiblesse due à son cancer l'avait regagné parcelle après parcelle, et à présent le mal s'était solidement réinstallé, plus violent que jamais. Plus aucun doute désormais, sur le fait que ses jours étaient comptés. Kenny Fisher allait passer l'arme à gauche. Pas dans un futur vague et lointain, mais dans les heures à venir. La rage de vaincre la maladie l'assaillit de plus belle. Il serra le poing et son désir de se remettre debout n'en fut que plus grand. Il rassembla ses dernières forces et s'ordonna de marcher jusqu'à la porte de sa chambre d'hôtel. Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte d'Eva. Il lui sembla qu'une éternité s'écoula avant qu'elle n'ouvre enfin. A l'expression sur le visage de celle-ci, il comprit qu'elle savait pourquoi il était là. (...) “Tout va bien se passer, lui assura Eva. Fais-moi confiance, Kenny, tu vas te sentir mieux que tu ne t'es jamais senti de toute ton existence.” » Drowned Sorrow © Vanessa Morgan, 2008 Drowned Sorrow © Vanessa Morgan 2008 ; pour la traduction française : Daph Nobody, 2009

COUP DE COEUR n°2 : LAST NIGHT ON EARTH ou LE FILM MAUDIT MAGIQUE (Daphnis Boelens, octobre 2009)


COUP DE COEUR n°2 : « LAST NIGHT ON EARTH » ou LE FILM MAUDIT MAGIQUE
(version belge d'origine de A BROKEN LIFE »)


Je me permets de m'étendre quelque peu sur ce film que je connais mieux que quiconque, pour en avoir fait partie dès le départ et pour m'y être impliqué à plusieurs étages, avec mon vieux comparse Giles Daoust, que je salue au passage. Sans oublier Laurence de Windt, qui a été là elle aussi depuis le départ, qui a été d'une aide précieuse et d'une gentillesse incroyable.

C'était il y a sept ans. Oui, sept ans déjà. Qui se souvient de ce film réalisé « à la sauvage » par un nouveau-venu dans le panorama du cinéma belge, du nom de Giles Daoust ? Et pourtant, ce film a beaucoup fait parler de lui dans les ascenseurs, tant en bien qu'en mal, du reste. Pour la petite histoire, le scénario avait été écrit au départ par Giles Daoust et moi-même, sur base d'un concept de production assez particulier : une semaine d'écriture et deux jours de tournage. Le sujet était porteur (« un homme sur le point de se suicider décide de régler ses comptes avec la société, et demande à son meilleur ami de le filmer durant ses dernières 24h de vie sur terre... »... « pure coïncidence », l'histoire se passe... le 11 septembre 2001 ! »), et il n'est pas étonnant que les Américains aient racheté le concept pour en produire leur propre film des années plus tard, tout en calquant du scénario et du film d'origine les personnages, les dialogues, le mode filmique... et même la musique ! Ce film constituait la première production importante de la boîte TITLE FILMS qui s'était donnée comme mot d'ordre d'incarner une maison de production moderne, dont le cinéma produit serait exclusivement « de genre » pour aller à l'encontre de l'establishment pesant et triste du « cinéma social belge ». Le rôle de Pierre Lekeux allait être repris par Tom Sizemore (Pearl Harbor, Saving Private Ryan, Natural Born Killers...), celui de Daphnis Boelens par Ving Rhames (Mission Impossible, Pulp Fiction, Jacob’s Ladder…), ou encore celui du boss par Saul Rubinek (True Romance, The Bonfire of the Vanities, Star Trek : The Next Generation...), excusez du peu !

Lorsqu'on revoit le film avec des années de recul, on réalise combien tout repose sur la personnalité de Pierre Lekeux qui lui a donné toute sa dimension humaine, toute sa densité psychologique, pour ne pas dire pathologique. Le choix d'acteur de Giles était judicieux, car Pierre, qui sortait à peine du Strass de Lannoo (que je ne connaissais d'ailleurs pas ; c'est Giles qui me l'a fait découvrir – cela pour faire taire ceux qui disent que Giles n'a jamais vu un film belge), était un des rares voire le seul à pouvoir interpréter ce personnage en décalage avec tout et en auto-contradiction totale et sublime (il dit vouloir se suicider et crie sa rage contre le monde, mais on le sent animé d'une pulsion de vie hors-norme et d'une affection profonde, si pas pour l'humanité, du moins pour les individus, spécialement ceux dans la misère, comme Melinda ou son propre fils Bud, ce dernier interprété par Giles lui-même). Une interprétation alternant violence et tendresse, mutinerie et désespoir, sincérité et absurdité. Au fond, on se demande, encore aujourd'hui, si ce sont les rôles de Pierre Lekeux qui ont fait de lui un homme alliant ordre et excès, ou s'il a lui-même insufflé ces traits dans ses films en exsudant ses propres boyaux. Car dans un film, Pierre s'investit physiquement et mentalement, il se prépare pour un tournage comme on se soumet à un entraînement militaire pour partir en guerre, et dans aucun autre film sa personnalité n'a pu s'exprimer avec autant d'authenticité qu'ici.

Pratiquement, Pierre n'eut que quelques jours (moins d'une semaine) pour assimiler ce scénario de cent pages aux monologues consistants et demandant une réelle discipline mnémonique. Il est arrivé sur le plateau à six heures du matin pour ne le quitter qu'à deux heures du matin le lendemain, et ce deux jours de suite, et au fil du tournage il a rendu devant la caméra son point de vue fictif remis toutefois à sa sauce (avec ses tics langagiers caractéristiques, ses expressions et autres trais distinctifs lexico-grammaticaux) de tous les sujets traités dans le scénario. Un tournage éprouvant pour lui, durant lequel je l'ai vu particulièrement distant et concentré. Il se tenait à l'écart entre les prises, refusait de trop parler avec l'équipe (il écoutait les consignes de Giles sans presque piper mot) – moi je me contentais de passer près de lui de temps en temps pour lui poser un court instant une main sur l'épaule en signe de solidarité et d'affection et parfois pour lui demander s'il désirait un café (je sentais naître un lien avec cet homme qui paraissait rude au premier abord mais qui recelait une grande tendresse sous sa carapace pugilistique ; mais jamais je n'aurais deviné l'importance qu'allait représenter notre rencontre par la suite) ; c'était au début de notre « relation », et je n'osais pas trop l'aborder car il m'impressionnait beaucoup. S'il continue de m'impressionner autant aujourd'hui, j'ai toutefois la chance d'entretenir avec lui un rapport privilégié de frère ou de fils spirituel, et le fait que nous nous disions tout nous permet de détecter chez l'un et chez l'autre nos besoins de silence à certains moments, et nos besoins de se confier à d'autres moments. Je crois aujourd'hui être celui qui saisit le mieux le rapport de Pierre à ses personnages au cinéma, de par cette intimité spirituelle qui s'est installée entre nous. Je sais le pourquoi de ses réactions, et je détecte les causes de ses failles et les secrets de ses succès.

Même si ce n'est pas le plus grand film de tous les temps, je conserve pour Last Night on Earth un attachement profond, plus profond que pour tous les projets qui allaient suivre, et ce pour l'ambiance dans laquelle nous l'avons construit avec Giles. Un climat d'amitié, de fraternité, de redécouverte perpétuelle. Nous n'étions pas toujours d'accord sur tout (mais qui l'est ?) mais au final on se rejoignait toujours, par une osmose qui nous dépassait nous-mêmes ; pour ainsi dire, nous étions faits pour nous rencontrer et pour bosser ensemble (d'ailleurs, je reste persuadé qu'un jour nous nous retrouverons, par la force des choses). Je l'ai vécu, au-delà d'une expérience de cinéma, comme une expérience humaine, une quête d'initiation à la manière de ces gamins qui dans Stand by me longent une voie de chemin de fer à la recherche de ce qu'ils seront plus tard quand ils seront « grands » (et pourtant, Giles avait 22 ans et moi 26... grands enfants que nous étions !). Nos longues heures d'écriture, lui dans une pièce, moi dans l'autre, nos repérages, nos échanges de références cinématographiques... Beaucoup ont critiqué Giles pour son caractère « autoritaire et arrogant », mais moi qui ai travaillé avec lui sur plusieurs projets, je peux vous dire qu'il n'en est rien, et que s'il a grandi dans le milieu des affaires où, lorsqu'on prend les choses en main et que l'on crée une entreprise il faut apprendre à « diriger » (car sans maître à bord, c'est le naufrage assuré), cela ne l'empêche pas d'être quelqu'un d'ouvert, de novateur, constamment à la recherche d'alternatives et d'audaces. Et à ceux qui le voient comme quelqu'un qui n'en a rien à foutre de rien, je peux vous dire que c'est au contraire quelqu'un de très angoissé, qui n'oublie jamais la moindre critique, qui dort peu, qui mange peu... encore moins que moi qui ne mange et ne dors pourtant déjà pas beaucoup, par angoisse moi aussi. En outre, Giles est quelqu'un qui bosse dur, très dur, des jours et des nuits entières, souvent sept jours par semaine et 365 jours par an, au contraire de beaucoup de gens de ce milieu qui s'en tiennent à du 8h-16h tout en s'en plaignant encore. Il est si facile de critiquer les gens quand on ne les connaît pas ; je me suis souvent trouvé à démonter des accusations portées sur lui suite à des rumeurs, en disant : « c'est faux, j'étais là ce jour-là, et ça ne s'est pas du tout passé comme ça ! » ; oui, moi j'étais près de Giles sur ces projets, et JE SAIS. Les « j'ai lu que », « j'ai entendu que », « on m'a dit que », « il paraît que »... ont pullulé sur les sentiers du cinéma belge comme autant de champignons vénéneux en forêt, et cela ne va pas sans rappeler les critiques que l'on avait adressées à Delvaux quand il a sorti L'HOMME AU CRANE RASE à la Cinémathèque de Bruxelles, devant un parterre de « connaisseurs » qui l'ont démoli mais qui ont vite retourné leur veste quand la France a encensé le film. Je ne cherche pas à comparer LAST NIGHT ON EARTH et L'HOMME AU CRANE RASE, j'essaye juste de dire que les attitudes changent selon les « modes ».

A dire vrai, ce que le petit milieu du cinéma belge n'a pas accepté du tout était la chose suivante : Giles sortait à peine des études (et, goutte qui fit déborder le vase : ce n'étaient même pas des études de cinéma mais de gestion commerciale !) lorsqu'il a fondé TITLE FILMS, et c'est sans doute son âge qui a joué en sa défaveur, alors qu'il avait encore beaucoup de choses à apprendre, notamment au niveau de l'esthétique et des techniques du cinéma. En règle générale, on s'engage d'abord comme assistant dans une boîte de production déjà bien établie pendant quelques années, et ensuite on fonde sa propre maison de production, une fois que l'on maîtrise toutes les ficelles du métier. Ainsi, on suit un chemin pré-tracé et on ne heurte surtout pas l'opinion de l'establishment. Mettez-vous dans la peau de ces vieux généraux du cinéma, qui se sont battus pendant plusieurs (dizaines d') années pour parvenir à fonder une maison de production, et voilà que débarque un jeune gars de 25 ans avec sa propre boîte de prod toute fraîche en carte de visite. Cela, le monde du cinéma ne le lui a pas pardonné. C'est pourquoi je maintiens qu'au-delà des remarques sur les films en soi, Giles a été critiqué avant tout pour de très mauvaises raisons. Il faut remettre les pendules à l'heure une bonne fois pour toutes.

Se lancer directement comme patron d'une entreprise culturelle est casse-gueule mais courageux, et pour peu qu'on conserve son audace de départ, on finit quand même par aller de l'avant, car au lieu de construire après avoir appris, on apprend tout en construisant. L'avenir n'appartient-il pas aux audacieux ? ARTEFACTS, réalisé avec Manu Jespers, prouve que Giles se dirige de plus en plus vers ce qu'il souhaitait faire dès le départ, à savoir des films de genre, du cinéma fantastique en particulier. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, force est d'admettre qu'il est en train de parvenir à réaliser ce que bon nombre de réalisateurs en Belgique rêvent de faire sans oser le faire, bien souvent, au-delà des problèmes de budgets manquants, par peur du qu'en-dira-t-on. Avec, bien sûr, tous les risques que cela comporte. Mais réaliser à travers tout sera toujours plus gratifiant que se terrer dans l'infertilité par crainte de « ce qu'il pourrait arriver si ça foire » ou « si Pierre Paul et Jacques n'aiment pas ». Certes, « démonter un projet » sera toujours plus facile que le « monter ». Pour avoir voulu faire un film fantastique, faudrait-il s'excuser publiquement, à genoux, penché en avant, les mains à terre et le front posé sur les pieds d'Albert II ? Ou faudrait-il, pour se faire pardonner, réaliser minimum dix films à caractère socio-dépressif sur-mesure pour Cannes ? Même s'il n'est pas de bon ton de le dire, il faut bien admettre qu'il existe aujourd'hui en Belgique UN TYPE DE CINEMA accepté et encensé par les instances culturelles, au détriment de tous les autres genres, surtout, précisément, du cinéma dit « de genre ». C'est un fait, et nous le savons tous.

Pierre me confiera des années plus tard qu'il avait misé tous ses espoirs sur ce film, et qu'il fut déçu de la rapidité avec laquelle le projet fut monté et bouclé, car prendre plus de temps aurait permis plus de qualité, plus de réflexion, plus de construction. Il faut bien admettre que c'est un film difficile, qui s'écarte de toutes les normes établies, qui fonce dans le tas et défonce les murs à la bombe artisanale, sans concessions, dans la démesure la plus napalmique. Le misérabilisme mégalomane dans toute sa splendeur. Un succès public était impossible avec un tel film, mais il fut accueilli avec intérêt par tous les spectateurs français que j'ai rencontrés, qui y trouvent quelque chose qui manque cruellement au cinéma de France : une liberté de ton frisant l'indécence, une authenticité de caractère au mépris de l'empathie, un cri du coeur là où en France le cri est encore toujours issu du cerveau. L'émotionnel du film ne laisse que peu de place à l'intellectuel au sens propre, et c'est tant mieux car pour un concept aussi expérimental, virer dans une réflexion trop pondérée, au langage plus chiadé que trivial et direct, l'aurait fait passer pour un pamphlet prétentieux, ce que nous voulions éviter à tout prix. Le naturel viscéral de Pierre Lekeux a lui aussi servi cette perspective « animale ».

Je dois avouer avoir moi-même, à certains moments de ma vie, émis de sérieux doutes et même parfois des regrets par rapport à ce film, mais aujourd'hui, alors que sept ans sont passés depuis le tournage, ce regard critique a laissé place, non pas par complaisance mais par amour, à un sentiment nostalgique et plein de tendresse. Un film au style traditionnel n'apportera jamais le type d'émotions ressenties sur le plateau de Last Night on Earth, et je suis, aujourd'hui plus que jamais, conscient que je ne revivrai jamais plus nulle part avec personne, cette communion qui a existé avec Giles le temps d'un film. Ce fut notre Apocalypse Now à nous, à une échelle bien moindre mais tout aussi marquante quand on démarre dans cette profession.

Voilà, encore une fois, quelques mots écrits avec le coeur, sur un projet qui m'a tenu fort à coeur, et auquel, après coup et après avoir pas mal roulé ma bosse dans le monde impitoyable du 7ème art, je ne regrette nullement d'avoir participé, indépendamment du produit final qui relève davantage d'un reportage existentiel expérimental que d'un film de genre. Néanmoins, et plusieurs me l'ont dit par la suite au gré des festivals, c'est un film unique, que l'on ne peut comparer à aucun autre film, excepté peut-être un rien à Strass... mais n'est-ce pas, justement, parce que les deux films sont soutenus par les épaules de ce même Pierre Lekeux, l'acteur aux mille audaces par excellence ?

Au fond, ce film était un pied de nez royal, et le fait qu'il ait été présenté en grandes pompes à l'UGC de Brouckère, qu'il ait été introduit un peu partout en Europe et jusqu'au Festival du Film de Los Angeles en présence de stars du show-biz américain, en fit un double pied de nez. Autant de raisons, pour certaines personnes, de faire de Giles l'ennemi public numéro 1 : il proposait quelque chose que personne n'aurait osé proposer en ce temps-là (et que toujours personne n'oserait proposer aujourd'hui, soit dit en passant), en prouvant qu'il existe d'autres cinémas que ceux auxquels on se réfère communément quand on parle de la Belgique. A ce niveau-là, il a fait très fort, et encore une fois, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, on ne peut que l'admirer pour son audace, car au fond de lui il savait que soutenir ce film à la manière d'une grande production allait se retourner contre lui et le taxer de fanfaron bourgeois, d'arriviste vaniteux et infatué, voire de branleur incompétent (pour paraphraser les rumeurs de couloirs internautiques). Alors qu'au fond, ce qu'il voulait, et ce que nous voulions tous les deux, c'était partager avec le plus grand nombre possible une expérience humaine qui avait été fantastique en soi et qui nous avait apporté tant de bonheur, à lui comme à moi. Ce n'était qu'une histoire d'amour que nous voulions transmettre... à tort ? On a sans doute parfois tort de vouloir partager ses histoires d'amours ; elles devraient demeurer cloîtrées dans les tiroirs de l'intimité, pour être protégées. J'ai involontairement tiré mes épingles du jeu, car je n'étais sur le projet que scénariste, et que s'il est vrai qu'un scénariste reste dans l'ombre d'un réalisateur et se voit relégué à l'oubli quand un film devient un succès, il est tout aussi vrai que quand un film ne marche pas on s'acharne sur le réalisateur alors qu'on fout la paix au scénariste. J'ai envie de dire, à ce sujet, que si le film fut un échec (il n'en fut pas, à mes yeux, et à son échelle), j'en suis aussi partiellement responsable, et que dès lors il serait tout aussi juste qu'on me considère moi-même comme un paumé du septième art, un écriveur ignare et un égotiste imbécile. J'ai coécrit la chose, je l'assume donc. Je passe tout de suite sur l'échafaud, ou ai-je encore le temps de boire un soda ? Merci. Ave, Caesar !

J'ai lu tellement d'horreurs concernant Giles sur Internet, que j'en ai été malade d'assister à un tel acharnement à la limite de la perversité, une logorrhée débectante qui porta bientôt non plus sur ses films, mais bien sur sa propre personne. Comme si tout le milieu du cinéma Belge avait trouvé, l'espace de deux-trois ans, le bouc émissaire rêvé, la cible que tout le monde attendait depuis des années, sur laquelle déverser toutes les haines et frustrations de la Terre. Car, pour ne pas me répéter, de nos jours, « apprendre en faisant » est l'école la plus mal vue, alors que pratiquement ça reste la meilleure école, car on apprend à devenir le meilleur en commettant même les pires erreurs. Ce ne fut pas toujours le cas par le passé, où les réalisateurs testaient ouvertement et sans honte. Rappelez-vous. Quand on voit le premier film de Jim Jarmush, Permanent Vacation, le court-métrage The Grandmother de David Lynch, ou encore les premiers films de David Cronenberg, Stereo et Crimes of the Future, on ne peut pas dire que ce soient les films les plus aboutis et les plus généreux de l'histoire du 7ème art. De même, quand on voit les premières esquisses d'Hergé pour Tintin, il faut bien avouer que ça ne payait pas de mine. Pour ne pas dire que c'était de la merde, tout simplement. Et pourtant, quand on sait ce que Tintin est devenu... Bref, les temps ont changé. Aujourd'hui un jeune ne peut pas commencer au commencement, il doit démarrer au sommet ou ne pas démarrer du tout. Ainsi soit-il. Et une visite sur le bûcher pour ceux qui pensent le contraire.

Au fond, pour terminer, je dirais qu'en faisant ce film moi et Giles nous nous sommes égoïstement fait plaisir, et nous savions que ce serait la seule fois de notre vie et de notre carrière où nous pourrions envisager un film de cette façon, sans aucune règle, sans aucune contrainte, sans aucune limite. N'est-ce pas le droit le plus inaliénable d'un artiste que celui de se faire un cadeau dans son art ? Existerait-il une loi qui interdise à un être humain de réaliser une oeuvre tel qu'il en a envie à un moment donné de sa vie, avec ses outrances et ses défauts s'il en est?... Oui, le cinéma est toujours égoïste, comme toute forme d'art, et un artiste sera toujours égoïste par définition, mais il faut parvenir à fondre cet égoïsme dans une générosité sincère, car il ne faut jamais perdre de vue qu'une oeuvre n'existe que par le spectateur qui la regarde et l'apprécie. Sans spectateur, une oeuvre est bonne pour l'âtre. A cette époque où l'on a le sentiment que l'on fait uniquement des films pour plaire à la critique et pour flatter les instances culturelles, un film pareil était un OVNI incongru, un bras d'honneur à la notion même de partage et de tradition. C'est peut-être le seul point que je regrette un rien dans ce projet, car aujourd'hui je ne crée plus rien sans penser aux gens qui seront susceptibles d'être spectateurs. Non pas pour surformater mon travail au point de le rendre aseptisé, car ce serait une grave erreur, de la pure « prostitution artistique », mais par respect pour un spectateur qui va débourser de l'argent parfois durement gagné pour passer deux heures devant un écran ou pour lire un livre. La véritable réussite dans l'art, c'est de se faire des cadeaux qui sont aussi des cadeaux pour ceux qui ne vous connaissaient pas avant de voir votre film ou de lire votre livre et qui vont en ressortir le coeur léger ou emballé.

Amitiés sincères à Pierre Lekeux et à Giles Daoust, des amis comme on n'en trouve plus, ainsi qu'à tous ceux qui ont participé à ce projet, dont Michel Afota (qui est resté un grand ami et qui s'est tourné depuis vers la chanson en tant qu'auteur-compositeur-interprète avec différents groupes), Aude Vanlathem (on en aura eu, des rires pas très photogéniques, dans les coulisses !), et Dan Sluijzer (que j'ai plusieurs fois retrouvé sur des tournages par la suite). Mais aussi Muriel Ferrer, Caroline Veyt, Stefan Sattler, Pat Turino, Marjorie Berger, Max Rensonnet, Christophe Hars... Il y aura toujours ce projet marginal qui nous liera quelque part au fin fond de notre souvenir. En tout cas, ce lien existera toujours dans mon coeur. Et honni soit qui mal y pense, car après tout un film ne sera jamais qu'un film. Bonjour chez vous !

© Daphnis Boelens, 9 novembre 2009

COUP DE COEUR n°1 : PIERRE LEKEUX, UN ACTEUR QUI JOUE... AVEC LE FEU (Daphnis Boelens, novembre 2009)



COUP DE COEUR n°1 : PIERRE LEKEUX ou UN ACTEUR QUI JOUE... AVEC LE FEU



Acteur de formation, et producteur à une époque florissante du cinéma belge, il n'a cessé d'être présent dans le paysage cinématographique de notre pays depuis déjà deux décennies. Parfois à l'insu de tous, d'ailleurs. Mais ce fait est le résultat d'un éclectisme qui lui est propre, d'un esprit audacieux qui le pousse à s'engager systématiquement dans des projets qui s'aventurent au-delà des territoires familiers et populaires, et qui, s'ils ne relèvent pas du spectaculaire, n'en appellent pas moins aux tripes de ses intervenants. Est-ce un choix ou un hasard ? La vérité est que les rôles qu'il a endossés ont toujours été des rôles forts, et par conséquent des rôles souvent abrupts, pour ne pas dire éprouvants. Que ce soit en professeur de conservatoire, pervers manipulateur euphorico-dysphorico-maniaque, en prêtre « gestionnaire d'un patrimoine spirituel qui relève de l'imposture » et en perte complète de repères, ou encore en flic déchu justicier à ses heures et boitant sous le poids de la culpabilité alors qu'il est en proie à des assuétudes qui minent son self-contrôle, on retrouve chez Pierre Lekeux ce triomphe de l'inadéquation, cette consécration de la quête du tout et du rien, cette volupté acérée caractéristiques d'un cinéma de l'errance (et de l'outrance ?). Par monts et par vaux, un homme se cherche et se trouve de dangereux « alter ego ». Quand la mort ne les traque pas, ses personnages enfilent eux-mêmes le costume « crâne sous cape et grande faux », et en toute contradiction la vie fait alors éruption tel un volcan, exacerbée.

Un élément précis relie tous ces personnages entre eux, à savoir leur caractère désemparé face à une situation qui les dépasse (bien qu'ils l'aient parfois provoquée eux-mêmes), et qu'ils tentent de dominer en recourant tantôt à la violence, tantôt à la spiritualité. Dans un contexte comme celui du 21ème siècle, est-il si étonnant qu'on ne se souvienne de Pierre Lekeux que pour ses rôles durs, et qui lui valent de recevoir encore aujourd'hui sur son bureau moult scénarios surexploitant le côté sombre de sa personnalité, au détriment de sa sensibilité touchante et de son humanisme à fleur de peau ? C'est encore un Manuel Poutte ou un Marian Handwerker qui sont parvenus le plus justement à lui offrir quelques moments d'émotion affective dans leurs films, respectivement « La Danse des Esprits » et « Combat avec l'Ange ». Deux films tournés avec des bouts de ficelle, dans des conditions difficiles, le second, de surcroît, dans une tension de plateau déplorable et accablante.

Ce qu'il y a de plus particulier dans le travail de Pierre Lekeux au cinéma, c'est cette frontière floue qui s'est instaurée (malgré lui ? en raison de son tempérament cyclopéen ?) entre l'être et l'interprété. La plupart des réalisateurs – et ce phénomène est assez exceptionnel – se sont emparés de la biographie ou de la personnalité mêmes de l'acteur pour façonner le personnage central de leur film. Solution de facilité ? (Soulignons au passage le manque évident de bons scénaristes en Belgique, faute de formations pertinentes et ouvertes d'esprit en la matière ; en cause, une mentalité oppressante et ostraciste des instances culturelles et des écoles cinématographiques belges.) Non, sans doute plus que cela. Tous ont perçu dans cet acteur une richesse sensorielle phénoménale, qui leur fait parfois réduire leur scénario à un vague traitement de quelques pages, tandis qu'il se disent : « Pas la peine de se casser la tête, Pierre fera le reste comme il l'a toujours fait ». D'où mon sourire lorsque des gens lui reprochent d'incarner des personnages trop proches de ce qu'il est dans la vraie vie, et l'accusent par conséquent d'être un « faux » acteur, un « usurpateur ». Le personnage de Pierre Radowsky, dans Strass, est assurément le plus emblématique de cette « tendance usurpatrice » -- non pas de l'acteur mais bien -- des metteurs en scène, où les récits de vie du professeur d'acting sont en réalité tantôt des fragments biographiques purs de l'acteur, tantôt des improvisations de Pierre lui-même, reposant exclusivement sur sa présence/prestance et sa fantaisie naturelles. On en ressort avec cette même impression qui nous avait dominés en regardant C'est arrivé près de chez vous, tandis que dans notre esprit ne se dessine que de manière très floue la frontière entre l'acteur et le personnage. Ce fut encore le cas avec Last Night on Earth, où, ayant pour base de travail un scénario d'une centaine de pages constitué majoritairement de monologues vomis sur tous les fondements de notre société capitaliste, phallocrate et judéo-chrétienne, Pierre Lekeux a dû tout refiltrer à sa sauce, de sorte que Max devient une nouvelle déclinaison (nuancée à certains moments, poussée à l'extrême à d'autres) du Pierre Radowsky de Strass. Même en suivant le personnage de Lambert dans Combat avec l'Ange (qui est pourtant un des films les plus fictifs -- et les plus tendres -- de sa carrière), on ne peut s'empêcher d'y reconnaître Pierre Lekeux, car comme un Gabin il s'impose à l'écran pour évincer tout « acting » au sens propre. Ainsi, au fil des films, Pierre Lekeux a façonné des personnages qui se répondent entre eux dans un discours général d'une cohérence saisissante. Si on les rassemblait tous autour d'une table, on assisterait sans doute à un virulent débat psycho-économico-social qui conduirait à l'instauration d'un parti politique résolument apolitique. De fait, lorsqu'on rencontre l'acteur à la table d'un café ou au comptoir d'un festival, on se rend vite compte que l'on est en présence d'un homme qui, tel un syndicat ouvrier à lui tout seul, se bat pour les droits fondamentaux des gens qui suent au turbin – lui-même occupant des postes qui le tiennent proche du peuple au sens large –, et condamne la bourgeoisie égocentrique et élitiste ainsi que toute forme d'intronisation par droit divin. Ses propres combats, ses propres croyances et indignations, constituent la base même de ses personnages à l'écran. Pas de « paraître » possible sans « être » sous le masque, donc.

A ce titre, on peut dire que, depuis vingt ans, Pierre Lekeux n'a cessé d'incarner sur les grands écrans des rôles « extrêmes », ou en tout cas de vivre le cinéma d'une manière « extrême », en se servant de son propre vécu, pas seulement pour donner à ses personnages un poids émotionnel (ce que doivent faire tous les acteurs), mais carrément pour leur fournir un passé, souvent inexistant sur les scénarios qu'on lui propose. Une prouesse qui a cependant un revers à la médaille, puisque cela le discrédite aux yeux d'un certain lobby culturel. N'est-ce pas de la part d'un réalisateur, en imposant une telle optique à un acteur, lui mener la vie dure et le cataloguer d'entrée de jeu dans un « cinéma alternatif underground » ? A quand une véritable fiction au cinéma pour cet acteur fantastique, aux multiples facettes, qu'est Pierre Lekeux ? A quand le cadeau de cette détente que peut représenter l'incarnation d'un personnage qui se situe aux antipodes de soi-même ? A quand, pour ainsi dire, un contre-emploi, un contre-Lekeux ? Qui en sera capable, à l'heure où le cinéma francophone (aussi bien en Belgique qu'en France), accuse cette fâcheuse et irritante tendance à virer dans le « ficto-biographisme » ou à basculer dans un naturalisme « documentareux » ? Là, j'ose le dire : solution de facilité !

Curieusement, comme par un rapport schizophrénique avec le multimédia, sur le petit écran Pierre poursuit un itinéraire plus classique et plus « paisible ». Les rôles tenus dans des téléfilms pour la Belgique ou la France lui ouvrent la porte de la fiction dans l'acception la plus élémentaire du terme. Des rôles qu'il a, du reste, obtenus non sans difficulté, car la plupart des réalisateurs formés et formatés pour la télévision trouvent probablement en lui une personnalité trop forte, trop imposante pour lui offrir un premier rôle à heure de grande audience sur une chaîne leader. Contrairement à ce que l'on se plaît à dire, il est faux de croire qu'un acteur peut tout jouer ; les Américains l'ont bien compris et procèdent la plupart du temps par « rôles écrits sur mesure », parfois à tort, j'en conviens, car cela restreint résolument le spectre lumineux à quelques couleurs qui, un jour, sont fatalement trop exploitées et épuisées, ce qui conduit l'acteur au chômage ou, dit plus élégamment, à une retraite vachement anticipée ; c'est d'ailleurs là que ne s'en sortent finalement que ceux qui seront parvenus à se diversifier au hasard des projets audacieux. Dans cette optique, donc, le cinéma de Pierre Lekeux appartiendrait plutôt à la tranche audimatique 23h-2h du matin. Quand on parle de Pierre Lekeux avec les spectateurs, avec la presse ou encore avec le milieu du cinéma, se dresse rapidement le portrait d'un acteur plus-belge-que-belge dont la carrière est importante mais ignorée, dont le nom évoque (exagérément peut-être, mais tout à fait légitimement quand on se penche sur l'ensemble de ses films) une forme de rébellion désabusée contre le Système établi, d'insoumission iconoclaste, d'anti-hiérarchie viscérale (sans toutefois d'anarchie, nuance !) et de révolution permanente, en d'autres termes : un électron libre au pays des « ondes canalisées ».

Notons, pour terminer, sa carrière incroyable dans le domaine du court-métrage. Il a à son actif une série innombrable de films d'étudiants et professionnels, qui montrent de lui un panel de personnages bien plus élargi encore que dans ses téléfilms et longs-métrages. Les jeunes réalisateurs l'aiment, et tous veulent travailler avec Pierre Lekeux, tous en souvenir de «Strass», qu'on leur projette comme film d'école dans le cadre de leurs cours de réalisation et de direction d'acteurs.

Enfin, voilà. Par ces quelques mots, je voulais rendre hommage à un acteur qui pendant tant d'années a été malmené, sous-exploité (pour ne pas dire « inexploité »), bafoué et déclassé tout en étant catalogué, et qui, à mon humble avis, n'a pas encore dit son dernier mot dans le canevas du 7ème art. Seul l'avenir nous le dira.

Sa carrière au cinéma est tel un « road movie », où en grimpant dans une bagnole on ne sait jamais à qui on a à faire, ni vers où on se dirige et dans quoi – quel merdier – on s'embarque. C'est le cas pour tous les acteurs, certes, mais n'est-ce pas davantage le cas quand, en grimpant dans la bagnole, on vous demande de prendre le volant ?

Avec tout mon amour à cet acteur viscéral, et plus encore à cet homme formidable qu'est Pierre Lekeux, mon confrère, mon frère, mon ami.
© Daphnis Boelens, alias « Daph Nobody », novembre 2009

CHRONIQUE n°1 : LA MORT EST MON METIER de ROBERT MERLE (1950-1952)


"L'effrayante ascension d'un bureaucrate de l'extermination, qui, comme le marbre d'une cheminée encadre les flammes d'un feu ouvert, encadre une haine ancrée au-delà de la conscience, dans cette région du coeur où ne bat plus que le glas de tout ce qui n'est pas le reflet de soi dans le miroir déformant de cette quête quasi science-fictionnelle de la pureté génétique. Merle est parvenu à esquisser une enfance à l'horreur, à lui donner la parole dans toute sa nudité, à la décrire avec un sens de la banalité qui a pour effet contraire de nous faire frissonner d'effroi. Comment l'homme a-t-il pu adopter une telle logique de folie destructrice, s'enraciner dans une telle aspiration à la barbarie, nourrir une telle annihilation de sa propre diversité? Un livre à lire pour comprendre l'enfer humain (ou la connerie humaine ?). Un livre qui, idéalement, n'aurait jamais dû être écrit. Car la réalité qu'il décrit n'aurait jamais dû sévir. A lire et à pâlir." © Daphnis Boelens, mars 2009