AVERTISSEMENT : L'article
qui suit traite d'un sujet particulièrement dur. Certains passages sont
susceptibles de heurter les âmes sensibles, de par le sujet lui-même.
J'invite donc les personnes ayant une trop grande sensibilité ou
accusant une fragilité psychologique à ne pas le lire. Pour les autres,
lecteurs avisés, voici un article qui relate l'histoire d'un tueur en
série tristement célèbre aux États-Unis dans les années 90'.
JEFFREY DAHMER
damner, condamner et/ou comprendre ?
Damn, condemn and/or understand ?
– un article de Daphnis Olivier Boelens (février-mars 2016) –
JEFFREY DAHMER.
Ce
nom ne vous dira peut-être rien, mais il a marqué bien des gens de ma
génération, ici, en Europe. Je me souviens, j'étais encore sur les bancs
d'école à Bruxelles, lorsque Dahmer a été arrêté à Milwaukee dans le
Wisconsin, pour faits de crimes en série et cannibalisme, en 1991. Je
venais de finir mes humanités lorsque ce même Dahmer fut assassiné en
prison par un autre détenu, un noir du nom de Christopher Scarver, d'un
coup de barre d'haltère ; ironie de la vie : c'était avec une barre
d'haltère que Dahmer avait assassiné sa première victime 13 ans plus
tôt. La boucle était bouclée. Une des boucles les plus infernales
qu'aient pu connaître les USA.
Le
nom de Dahmer nous laissa une trace indélébile, parce qu'avant cela
nous n'avions pas beaucoup entendu parler de tueurs en série dans nos
pays (excepté peut-être avec l'affaire Charles Manson 20 ans plus tôt,
mais ma génération n'était pas née lorsque le meurtre de Sharon Tate eut
lieu, donc nous n'avions même pas connaissance de ces faits ; le
phénomène des tueurs en série lui-même est arrivé beaucoup plus tard en
Belgique et en France... notamment avec Marc Dutroux, le dépeceur de
Mons – qui n'a jamais été identifié –, Francis Heaulme, Michel
Fourniret...). Le caractère cannibale des crimes de Dahmer ajouta à
l'effroi que provoquait en nous, adolescents découvrant le monde, la
prise de conscience qu'il existait des individus animés de telles
(im)pulsions, versés dans une horreur aussi tangible et aussi routinière
que ne l'avait été la machine des camps de concentration nazis un
demi-siècle plus tôt. Nous découvrions que certains humains se
comportaient comme des requins, comme des crocodiles... et que ces
prédateurs se comptaient par dizaines à travers le monde, peut-être par
centaines si l'on prend en compte tous les crimes non-élucidés dont le
modus operandi en apparente bon nombre d'entre eux de manière
incontestable.
De
nombreux ouvrages ont été écrits sur Dahmer, dont l'un par le
spécialiste en tueurs en série Stéphane Bourgoin (que j'ai eu l'occasion
de rencontrer en 2012 dans le carré VIP du BIFFF à Bruxelles, alors que
nous faisions tous deux partie d'un des jurys du festival). Il n'est
donc pas question d'écrire un énième texte, qui n'apporterait forcément
rien de plus que ceux écrits par des gens qui ont eu accès au dossier
complet du FBI et qui ont pu interviewer les proches ou les
connaissances de Dahmer, voire qui ont pu rencontrer Dahmer lui-même en
prison ou sur un plateau de télévision (car aux États-Unis, les serial killers acquièrent une notoriété parfois comparable à celle des stars du show-biz).
Ma démarche sera différente. Je me suis rendu compte que tout ce que
j'avais lu jusque là tendait à dépeindre Dahmer comme un monstre vide de
sentiments, une sorte de robot sanguinaire, et donc à ne décrire que
les conséquences, sans véritablement s'attaquer aux causes, et donc sans
pointer du doigt la première coupable de la naissance de tout « monstre
humain » : la société elle-même. Le « système sociétal », pour être
précis, car il s'agit bien d'un système dans lequel nous devons nous
couler comme dans un moule afin de nous adapter à tous ses paramètres :
ses us, ses protocoles, ses lois, ses rails, ses passages pour piétons,
ses conventions, ses contraventions... ses injustices agréées, ses viols
légaux, sa prostitution politique et religieuse, son rythme étouffant,
ses névroses économiques, ses violences policières, son industrie de la
guerre, ses idéologies de la haine et de la discrimination, ses
hiérarchies qui constituent autant de viviers d'abus de pouvoir...
Dans
l'article qui suit, je vais tâcher de comprendre (sans condamner ;
puisque Dahmer a déjà été jugé et « exécuté », ce n'est pas la peine de
le traduire en justice et de le tuer une deuxième fois ; aucun
crim(in)e(l) n'est jamais jugé deux fois, en conformité avec la Loi) à
quel moment une limite humaine est dépassée au point de transformer un
homme en machine à tuer, de saisir par quel enchevêtrement de
circonstances, par quelle accumulation de malchances, de vacheries, de
souffrances, de viols, d'humiliations, de refoulements, un individu
passe un jour le cap de ce que je désigne par les termes de « désespoir
terminal » pour devenir un « mort-vivant », à savoir quelqu'un qui joue
avec la mort comme si lui-même n'était déjà plus en vie et qu'il se
servait de sa propre dépouille comme cobaye pour ses expériences. Comme
si, à travers sa propre dépouille et celle de ses victimes, il étudiait
la mort de la même manière qu'un biologiste étudie la vie.
Et
pourtant, chez ces humains « au regard mort », la chair occupe encore
une place essentielle. Je dirais même que, pour eux, la chair devient
plus importante que pour le commun des mortels qui, lui, partage sa vie
en différents types de plaisirs (la vie de famille, la vie de couple, la
vie professionnelle, les loisirs...). Chez ces individus « au regard
mort », toutes ces différentes branches de plaisir mais aussi
d'accomplissement de soi ont été transmutées en une seule, épaisse,
informe, sombre : celle du meurtre répété, tantôt improvisé, tantôt
prémédité. Celle de l'« archéologie de la chair », de la « sculpture
mort-vivante ». Je crois pouvoir affirmer que lorsqu'on en arrive à
tuer, c'est parce que l'on est soi-même déjà mort, éteint, et que le
fait de cumuler les cadavres est une manière d'étendre son propre
portrait au monde extérieur. En tuant, démembrant et dévorant des
cadavres, Dahmer n'avait-il pas aussi le sentiment de se dévorer
lui-même, de se détruire ? Détruire ce « lui-même » qu'il n'aimait pas,
qui n'avait jamais fait que lui apporter souffrances, frustrations,
ostracismes, ce « lui-même » qui était le produit d'une enfance et d'une
adolescence tailladées. Souvent abandonné, d'abord par son père, puis
par sa mère, il en avait subi un traumatisme et était devenu
abandonnique. La solitude conséquente l'avait transformé en une cave de
ténèbres et d'isolement. De folie étudiée et méthodique.
Le
monde extérieur était l'ennemi... mais le monde intérieur était tout
autant l'ennemi. Il ne restait plus aucun refuge... sinon le fantasme,
la fantasmagorie : ce monde qui n'existe pas et que Dahmer a concrétisé
au fil de ses meurtres.
Je
disais il y a un instant que tous les ouvrages que j'avais lus,
consacrés à Jeffrey Dahmer, ne s'occupaient que des conséquences, sans
évoquer les causes. La plupart, en réalité, évoquent les causes (ou
certaines causes), mais davantage à titre indicatif, mathématique,
biographique, tel un inventaire, sans chercher à véritablement y
décrypter la source des comportements de Dahmer et la reconnaître comme
telle. Ils me donnent plutôt l'impression d'y chercher encore des
éléments à retourner ou porter à charge contre lui au tribunal. Un seul ouvrage aborde le sujet de manière différente, pour ne pas dire singulière.
C'est d'ailleurs en ayant lu ce livre, trouvé au hasard de mes
pérégrinations dans les librairies de seconde main, que m'est venu le
projet d'écrire cet article. Il s'agit d'une bande dessinée réalisée par
un ami d'enfance de Jeffrey Dahmer, devenu depuis dessinateur notamment
pour des journaux locaux, et qui, en ayant appris les crimes puis la mort de Dahmer en prison, a décidé de raconter sous forme de bande dessinée cette enfance « anodine » – tout sauf anodine – partagée avec un des tueurs les plus terribles qu'ait connus le continent nord-américain.
Cet
ouvrage s'intitule « Mon ami Dahmer », écrit et dessiné par Derf
Backderf, traduit en français par Fanny Soubiran, sorti en février 2003
chez « çà et là » éditions, réédité chez « Points » en format poche –
PRIX DU POLAR SNCF 2014 + PRIX REVELATION au Festival d'Angoulême 2014.
Je ne sais pas s'il était si judicieux de lui attribuer un « prix du
polar », car il ne s'agit pas du tout d'un polar, mais bien d'un
portrait humain, d'une étude sociologique, voués à montrer la jeunesse
et la genèse d'un tueur en série, dans toute sa nudité et sa simplicité.
Dans toute son évidence et sa banalité ? Car oui, la vie de
Dahmer est, somme toute, très banale. Trop banale, peut-être ? Pleine de
souffrances comme tant d'autres vies. Une mère dépressive qui multiplie
les crises d'hystérie lorsqu'elle est shootée aux médicaments (l'image
d'une mère déviante est souvent décisive dans le regard que portent les
tueurs en série sur les femmes, même si dans le cas présent Dahmer était
un tueur d'hommes, homosexuel refoulé durant son adolescence), des
parents qui s'engueulent à longueur de journées, ce qui aboutit à
l'inévitable divorce, l'abandon parental conséquent... Et c'est
d'ailleurs à ce moment-là que tout bascule pour Jeffrey Dahmer. Alors
que celui-ci
se retrouve seul dans une maison abandonnée par ses parents, sans
électricité, il commet son premier meurtre. Hasard ? Certainement pas !
Sans
chercher à excuser un comportement aussi borderline, il me paraît aussi
essentiel de condamner TOUS LES RESPONSABLES d'une telle ignominie que
de condamner l'auteur des faits lui-même. Comme je le dis souvent, il
est aisé de condamner un individu. Mais le vrai courage n'est-il pas
aussi de condamner une famille, une ville, une société, une institution,
un gouvernement ? En effet, on montre du doigt (et à juste titre) un
homme qui a assassiné 10, 20 ou même 1000 personnes. Mais qui, par exemple, ose
montrer du doigt le Vatican, symbole de la chrétienté, qui comporte
dans son Histoire des millions de crimes atroces, de tortures, de viols,
d'immolations, de saccages et de spoliations de biens ? Or, le Vatican
est là, bien tranquille dans son empire, jamais inquiété, respecté, promu, adoré par la masse ignorante ou délibérément aveugle, bâti sur ses milliards en or que renferment ses caves. Pire encore : associé à Dieu, à la bonté, aux belles valeurs !!!
Et il en est de même pour toutes les religions. Et il en est de même
pour tous les gouvernements, qui tuent au besoin pour imposer leurs
lois, en
toute impunité, d'autant plus s'il s'agit d'un gouvernement occidental.
Comment ne pas être frappé de voir, à grande échelle, des (dirigeants,
communautés...) assassins condamnés, traduits en justice... par d'autres
assassins, qui eux légitiment leurs actes en se clamant porte-parole de
la démocratie et de la société civilisée face à la barbarie de
populations en retard intellectuellement ?!
Il arrive un moment où il convient de faire acte de courage, de justesse et de justice, et de condamner TOUT CE et TOUS CEUX qui doivent l'être ! Ou, si on ne le fait pas, alors autant ne condamner rien ni personne,
et laisser une société se désagréger dans son propre cancer moral,
métastasé de peur et de folie, de bêtise et de dégueulasseries ratifiées par la Loi ou non. Pour ne pas me répéter : quel que soit notre mode de pensée, soyons cohérents avec nous-mêmes !
Ceci était une petite parenthèse,
qui sortait quelque peu du sujet, mais qui me permettait d'aborder le
sujet de Jeffrey Dahmer d'une manière quelque peu dissemblable que je ne
le ferais par le simple regard d'un juge qui condamne à mort un
assassin. Car je ne suis ni juge, ni juré, ni même incarnation de
perfection, donc je ne me sens pas apte à juger/condamner/stigmatiser.
Cela ne m'empêchera jamais de dénoncer quelqu'un(e) ou quelque chose
pour protéger d'éventuelles victimes, spécialement lorsque j'ai moi-même
été victime de ce quelqu'un(e) ou de ce quelque chose et que j'en
connais la teneur et la dangerosité (comme
je l'ai déjà fait en 2013-2014 par rapport à une secte
jéhoviste-sataniste particulièrement malfaisante implantée à Lyon, plus
précisément à Tassin La Demi-Lune) : cela s'appelle la
responsabilité citoyenne, le devoir humain ! Mais il n'est pas de mon
ressort d'appliquer une sentence et encore moins d'opérer une exécution.
Je
vais donc parler de Dahmer en tant qu'humain, victime d'abord d'une
société qui n'a pas su lui donner ce dont tout être humain a besoin (de
l'amour, donc, tout bonnement), puis victime de lui-même qui n'a pas su
faire la part des choses entre sa colère et les limites imposées par la
réalité, et qui n'a plus vu que sa propre souffrance, en effaçant de son
champ de vision et de considération toute souffrance d'autrui, jusqu'à
en perdre les pédales. Le propre des tueurs en série est leur
égocentrisme. Mais en toute logique, lorsque le monde vous a exclu, il
ne vous reste plus que vous-même, par conséquent il est logique que tout
ne tourne plus alors qu'autour de votre petite personne.
À
ce titre, le livre de Derf Backderf, peut-être malgré lui, confirme mon
point de vue (puisque dans son introduction Backderf écrit : « J’ai
tendance à croire que Dahmer n’aurait pas fini en monstre, que tous ces
gens ne seraient pas morts dans des conditions aussi atroces si
seulement les adultes autour de lui n’avaient pas été aussi indifférents
et aussi étrangers à son cas – et c’est inexplicable, impardonnable et
incompréhensible. » p.10). Mais il ne manque pas d'ajouter, presque par obligation morale purement conventionnelle : « Mais
une fois que Dahmer tue – et je ne le dirai jamais assez –, je n'ai
plus aucune sympathie pour lui. (...) Ayez de la pitié pour lui mais
n'ayez aucune compassion. »
Il est certes difficile d'approuver un tel comportement, quelles qu'en
soient les causes. Cependant, ce n'est pas une raison pour ne s'attarder
que sur les conséquences – tragiques, cela va sans dire –, sans plus
accorder la moindre importance aux causes, aux origines du mal.
Dahmer fut condamné à 957 ans de réclusion en 1992, et assassiné par un autre détenu
deux ans plus tard. Mais l'environnement qui a contribué à donner vie à
ses pulsions meurtrières, lui, a-t-il jamais été condamné ? La réponse est regrettablement contenue dans la question.
Commençons par cette fameuse « première fois » où Dahmer est passé à l'acte, car la première fois qu'un serial killer
tue pourrait se comparer à la première fois que l'on fait l'amour ;
comme le premier acte sexuel est déterminant pour la suite des rapports
charnels que l'on aura durant notre vie, le premier meurtre initie
l'auteur à une réalité qui jusque là n'appartenait qu'au fantasme. Par
ce premier meurtre, la nature profonde du tueur en série se révèle ou
passe au stade de « maturité », tout comme un adolescent qui couche pour
la première fois avec un partenaire sexuel engage un premier pas dans
l'âge adulte. La comparaison du premier meurtre avec le dépucelage n'est
pas poussive, dans la mesure où l'on associe très souvent le crime en
série à une sexualité déviante, et l'acte de tuer à un acte sexuel
(assimilation de la lame d'un couteau au phallus pénétrant la chair,
etc...), ce qui est aussi le cas pour Dahmer, victime d'une sexualité
refoulée par la mentalité rigide religieuse et provinciale dans laquelle
il a grandi.
Revenons à cette première fois. Imaginez-vous avoir un frère cadet.
Vos parents divorcent, les deux se disputent la garde de votre frère,
mais à aucun moment on ne pense à vous. Le père s'en va, puis la mère
s'enfuit avec votre frère, et vous laisse seul dans une maison sans même
plus d'électricité en raison de factures impayées. Comment, dans ce
contexte, ne pas devenir abandonnique et ne pas nourrir une profonde
colère due à l'injustice d'un traitement aussi inéquitable ? Ajoutez à
cela le traumatisme d'une jeunesse en cohabitation avec une mère
névrosée alternant états comateux et crises d'hystérie en raison d'une grande consommation de psychotropes, ainsi que cette homosexualité refoulée dans une Amérique au puritanisme hypocrite parfumé au venin religieux dont je parlais il y a un instant, le tout exacerbé par une accoutumance massive à l'alcool... Plus aucun doute ne subsiste : de l'épuisement, du désespoir, de la frustration et de la tristesse à la folie et à la rage, il n'y a qu'un pas. Ce pas, Dahmer l'a-t-il franchi malgré lui, possédé par ses pulsions comme par un démon ?
Sur la chaîne National Geographic, une émission consacrée aux crashes aériens (Air Crash)
établit que la cause d'un crash n'est jamais unique mais multiple, et
que si un seul des éléments de la chaîne infernale était absent, le
crash n'aurait pas lieu. C'est sans doute le même cas pour la plongée de Dahmer.
1.
brouillard ou grand vent + fatigue/manque d'expérience des pilotes +
panne de la Tour de Contrôle, indications erronées fournies par elle ou
mal comprises par les pilotes + pièce de l'avion défectueuse ou
remplacée négligemment par une pièce incompatible + surcharge
bagages/cargaison dangereuse + omission de passer en revue la « check
list » préalable à l'envol d'un appareil = crash aérien inévitable
(transposons ce schéma au cas de Dahmer) 2.
Négligence/abandon de la famille/manque d'amour + mère névrosée et
droguée aux médocs + jeunesse triste et solitaire + homosexualité
refoulée + puritanisme religieux et culpabilisant + alcoolisme démesuré =
naissance d'un tueur en série
Un jour de 1978, le pas est donc franchi. Une rencontre. Un jeune type faisant du stop au retour
d'un concert de rock. Dahmer le fait monter dans sa voiture et l'invite
chez lui. Ils boivent de l'alcool, consomment du cannabis, finissent
par coucher ensemble. Le jeune veut ensuite repartir pour rejoindre sa famille. Dahmer se sent abandonné une fois de plus, ne supporte plus ce sentiment d'abandon qui a ponctué son existence ; toute sa vie il a été laissé derrière,
toute sa vie il a suscité l'indifférence, toute sa vie on a fait comme
s'il n'existait pas, comme s'il n'était qu'un meuble dénué de
sentiments, de chagrin, de rêves.
Dahmer
s'est senti exclu du monde des humains, dévalorisé par rapport à
l'espèce humaine. En ce sens, si ses actes futurs étaient « inhumains »,
on peut déduire que c'est son entourage qui l'a, peut-être
involontairement et par maladresse et égoïsme, « déshumanisé ». Suite à
cela, il ne voyait plus l'humain comme un être pourvu d'une âme, d'un
cœur, d'une sensibilité, mais comme un simple instrument de chair voué à
assouvir ses besoins de vengeance et sa soif sexuelle, comme un
vulgaire morceau de viande renfermant des entrailles, des os... tout ce
qu'il photographiait au fil de ses crimes, d'ailleurs, en guise de
fétiches, de souvenirs, comme pour dédramatiser l'horreur de ses propres actes et transformer sa propre folie en un spectacle, et donc en quelque chose de fictif, d'irréel. Il est évident que Jeffrey Dahmer a débuté son parcours de serial killer
en se trouvant plongé dans un état second soutenu par l'alcool et par
un passé qu'il ne parvenait pas à exorciser et qui le hantait à chaque
minute comme un mantra diabolique. Peu à peu, cet état second est devenu
un état permanent, et le monde entier s'est transformé en un gigantesque terrain
de chasse, où il n'avait plus le moindre ami, plus la moindre
possibilité de trouver l'amour, un semblant de joie, la plus infime paix
intérieure. Le monde était à la fois son ennemi et son réservoir de
proies humaines. Il se servait dans un monde qui le desservait.
Alors
Dahmer tue. Une fois, deux fois, dix fois... dix-sept fois en tout. Ce
qui n'en fait pas le tueur le plus redoutable de tous les temps, mais
malgré tout impressionne ; Henry Lee Lucas compte à son actif des centaines de victimes, Adolf Hitler des millions, et les religions plusieurs centaines de millions voire des milliards... donc avec Dahmer force est d'admettre, avec un brin de lucidité, qu'on est à des années-lumière du record battu. Mais ce
qui compte n'est pas la quantité : qu'il y ait un seul crime ou qu'il y
en ait mille, le principe reste le même : une/des vie(s) a/ont été
ôtée(s) sans qu'on ait le droit de l'/les ôter.
On
parle souvent du regard de Jeffrey Dahmer, qui ne traduisait aucun
sentiment. Peut-être ce regard, bien au contraire, dissimulait-il des
sentiments bien plus prononcés que chez la plupart des gens, un volcan
de sentiments, sans doute trop puissants que pour être exprimés. Rien de
tel, pour cacher par honte ses larmes et cris de désespoir, que
d'afficher un regard éteint/aride/impavide/
flegmatique/imperturbable/impénétrable/insaisissable. Mais pour
reprendre un diction anglais : don't judge a book by the cover !
Ce n'était peut-être pas là une absence de sentiments, mais une pudeur
mêlée d'embarras, d'une colère paroxystique, d'un ressentiment
oppressant causé par cette négligence affective dont il faisait l'objet,
qu'il avait fini par réussir à étouffer en apparence sous des litres et
des litres d'alcool dur. Car Dahmer boit. Depuis l'adolescence l'alcool
a pris dans sa vie la place d'une compagne, à qui il confie son enfer
mental, dans les bras de laquelle il se fond quitte à en gerber, qui
l'accompagne partout, jusque dans les classes de cours, bouteilles
planquées sous son manteau ample.
Beaucoup
d'étudiants ne se souviennent de rien concernant Dahmer – il était de
ces types dont on ne sait rien, qui se fondent dans le décor, bien qu'il
fît l'objet d'une sorte de culte « dahmeriste » qui est expliqué par le
menu dans la bande dessinée de Derf Backderf –, sinon d'une seule chose : l'haleine de Dahmer, aussi chargée d'alcool qu'un cadavre peut puer la merde.
Bien
sûr, d'aucuns évoqueront les prémisses de ses actes, dans sa passion
pour le dépeçage et décorticage de cadavres d'animaux au cours de son
adolescence. Même si cette caractéristique se retrouve dans plusieurs
cas de tueurs en série, je n'irais pas jusqu'à en faire une généralité
ni quelque signe annonciateur d'un esprit pervers. En effet, certains
chirurgiens aussi, dans leurs jeunes années, disséquaient des animaux
par simple curiosité. Ils sont devenus ensuite des scientifiques, pas des criminels.
Mon éthique personnelle veut que l'on sauve même une mouche et une araignée si on a la possibilité de
le faire. Néanmoins, autour de moi, j'observe régulièrement des gens
(qui ne sont pas des tueurs en série, mais des gens très « bons » ou
« bien sous tous rapports ») écraser une mouche ou une araignée sans le moindre cas de conscience
(je ne parle même pas des araignées de taille, qui peuvent s'avérer
dangereuses, mais des simples petites araignées filiformes qui
s'installent gentiment avec leur toile dans tous les coins de nos
demeures, et qui, bien que salissantes, sont plus inoffensives qu'une seule cigarette).
Alors, y a-t-il une différence entre écraser/torturer une mouche et massacrer/dilapider un chat ? Pas pour moi. Tuer un être vivant signifie « tuer », point barre. La seule différence est
que certains crimes sont condamnés par notre société
politico-éthico-juridico-religieuse, et d'autres pas, pour des raisons
très obscures (ou au contraire subtilement malignes).
Mais un crime qui n'est pas condamné n'en reste pas moins un crime.
En outre, dans sa jeunesse, fait significatif, Dahmer ramassait des animaux qui étaient déjà morts, pour les disséquer et les étudier.
La seule fois où il voulut tuer un chien, il n'y parvint pas, parce
qu'il fut pris de pitié. Dahmer ne s'attaquait qu'à l'humain. De
surcroît, à la gent masculine. Peut-être même son malaise d'être homosexuel dans un environnement religieusement autocratique (ou autocratiquement religieux, selon),
le poussait-il à tuer systématiquement l'objet de ses fantasmes afin de
condamner ses propres penchants sexuels dont il avait éminemment honte (le cerveau lavé malgré lui par la religion et par son art de la culpabilisation), se punissant ainsi en s'empêchant de vivre un véritable amour, une relation durable, au contraire de ce que vivent beaucoup d'autres homosexuels qui, eux, ont pleinement assumé leur nature. Car, indépendamment de son passé ténébreux, Dahmer aurait très bien pu faire sa vie avec un de ces hommes qu'il avait « attirés » chez lui et qui « l'attiraient », incontestablement. Pour en appâter autant, je serais tenté d'affirmer que Dahmer
ne devait pas être dépourvu d'un certain charme, donc il aurait très
bien pu trouver son âme sœur et se fondre dans la masse humaine, sans
qu'on n'entende jamais parler de lui.
J'entends déjà les réactions révoltées/choquées/indignées
des gens qui ne voient que les meurtres et ne considèrent rien d'autre,
et qui m'accuseront de chercher à excuser Dahmer et à l'innocenter,
voire de faire le procès des victimes. C'est, bien évidemment, totalement
faux. En aucun cas je n'adhère au choix de Dahmer pour contrebalancer
sa rancœur et ses frustrations ; j'ai moi-même énormément souffert dans
mon enfance et mon adolescence, de la pauvreté, d'une famille décomposée
et sans autre enfant que moi, d'une solitude cuisante, de la peur inhérente à
la violence environnante d'un quartier en proie aux gangs et aux
immigrés non-intégrés (j'étais moi-même fils d'immigrée italienne), mais
je n'en suis pas pour autant devenu un tueur en série. En revanche,
j'en ai conservé des cicatrices qui ne s'effaceront jamais, et qui ont
de toute évidence influé sur mon caractère, mes rapports sociaux, mon
parcours professionnel. Les cicatrices sont toujours les mêmes partout. En ce sens, il y a beaucoup de Dahmer en ce monde, mais tous, fort heureusement, ne finissent pas par tuer.
Ce
que je souhaite dénoncer dans ce petit article que sans doute très peu
de personnes liront, c'est d'une part l'absence de condamnation des
religions, des gouvernements et des institutions, qui ont bien plus de
crimes à leur actif que n'importe quel individu aux mains sales qu'a pu
connaître notre planète. Et d'autre part cette tendance fortement
répandue à victimiser les coupables et à culpabiliser les victimes. Deux
choses qui expliquent qu'à petite comme à grande échelle, notre société
ne fonctionne pas, et s'est transformée en un volcan de conflits, de
perversité et de putasseries en tout genre, volcan qui fait que les êtres mauvais s'en tirent souvent, et les braves gens finissent toujours par payer.
Mais revenons à l'ouvrage de Derf Backderf.
Ce
qui le distingue de toute la littérature qui a été pondue sur Jeffrey
Dahmer en un quart de siècle, c'est qu'il s'attache exclusivement à
toute une époque – méconnue jusqu'ici – où Dahmer « n'était pas encore
un assassin ». Je préfère cette formulation à celle de « n'était pas
encore passé à l'acte », parce que cette dernière présuppose qu'une
intention était latente et programmée depuis longtemps (« depuis toujours ! », prétendront les partisans de la « tare génétique ») et qu'elle n'attendait qu'une occasion propice
pour se manifester ; or, cela n'est que spéculation de psychiatres et
autres fonctionnaires de l'appareil judiciaire. Si les choses s'étaient
déroulées autrement, si par exemple Dahmer avait connu dans sa jeunesse
une vraie histoire d'amour, durable et ensoleillée, je suis persuadé
qu'il n'aurait jamais fait couler le sang. Tout se joue à un fil.
En effet, si j'écrivais, quelques paragraphes plus tôt, qu'il n'y a qu'un pas entre tristesse/désespoir/frustration/épuisement et folie/rage, il suffit aussi d'un rien pour entraver les mauvais desseins et changer la donne, tout comme il suffit de la soustraction d'un seul élément fâcheux pour qu'un crash aérien n'ait pas lieu. Irais-je jusqu'à dire que c'est purement mathématique ? Certainement pas, car nous parlons malgré tout d'esprits humains, et non pas de rochers empilés ou de boules sur un boulier.
Mais lorsque RIEN DE POSITIF ne se produit jamais, que vos seuls potes
d'école ne le sont que parce qu'ils ont fait de vous une icône de
raillerie (ce que Derf Backderf admet sincèrement dans son livre-BD, en se plaçant lui-même sur le banc des « coupables » à ce niveau), il arrive un moment où il n'y a absolument plus rien auquel s'accrocher. On meurt
alors à l'intérieur de soi, et conséquemment on transforme son habitat
en caveau, en « catacombes de fortune », afin que l'extérieur reflète
l'intérieur par un effet-miroir. On se retrouve dans un espace mitoyen
du monde des vivants et du monde des morts, où l'on se sert dans le premier « jardin » pour alimenter le second, avec « passion », au sens étymologique du terme.
A
mes yeux, même si je n'approuve pas son geste, qui n'est qu'un cri de
révolte doublé de pulsions nées de frustrations sexuelles liées à la
société puritaine de l'époque (et encore actuelle ?), Dahmer reste un
enfant qui, normal au départ, a été complètement abîmé, détruit par
l'entourage censé le protéger et lui donner ses armes pour affronter la
vie. Ses armes, il se les est finalement fabriquées tout seul. Ce ne
furent bien sûr pas les bonnes armes. Faute de recevoir des armes pour
se défendre, il n'a appris qu'à fabriquer des armes pour attaquer :
haine, vengeance, viol, homicide.
Mais la société est tout autant responsable et fautive que lui de ce
qu'il est devenu. La société ne peut pas revenir en arrière pour
racheter ses manquements et ses erreurs. Mais le simple fait de les
reconnaître empêchera peut-être de les reproduire et de fabriquer
d'autres Dahmer.
En
conclusion de tout ceci, je vous invite à acheter ce livre de Derf
Backderf, à méditer sur la nature humaine, et à plancher sur les erreurs
à ne pas commettre afin de ne pas transformer un être innocent en un
prédateur sanguinaire. Ce livre permet d'adopter un autre regard sur les
agissements de ces individus qui ont franchi le cap de l'innommable et
de l'inacceptable, mais qui n'en restent pas moins des représentants de l'espèce humaine face à l'univers.
On a le
sentiment qu'une histoire pareille ne pouvait se passer qu'aux USA, que
c'est le produit typique d'une culture où tout est ultraviolent,
démesuré, excessif, extrême, fou, à l'image des innombrables films
d'horreur et romans d'épouvante dont ce continent nous a inondés depuis
des décennies (2000 Maniacs, Saw, Hostel, The Human Centipede, The
Hitcher... en sont des emblèmes). Mais ne vous méprenez pas : la
souffrance n'a pas de nationalité, et (de ce fait) la folie non plus.
L'affaire Dutroux, l'affaire Fourniret, l'affaire Francis Heaulme ou
encore celle du dépeceur de Mons... nous l'ont bien prouvé. À bon
entendeur...
Pour
les plus paresseux, les plus avares ou les plus fauchés d'entre vous,
la bande dessinée dont je parle (« Mon ami Dahmer ») est disponible en
lecture gratuite via ce lien officiel :
https://books.google.be/books?id=vLG4AgAAQBAJ&pg=PA4&lpg=PA4&dq=derf+backderf+mon+ami+dahmer+pr%C3%A9face&source=bl&ots=HevFhBgluQ&sig=i6a5XHu9E3tELSevFGW-u5BMRwA&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiZs6KW_-3KAhVLiRoKHYWPAGEQ6AEIaTAO#v=onepage&q=derf%20backderf%20mon%20ami%20dahmer%20pr%C3%A9face&f=false
Bonjour chez vous !
Daphnis Olivier Boelens, février-mars 2016
أقوى طريقة لمنع المتطفلين من الوصول إلى ملفاتك على USB
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