« Gaël Dupret : Les hommes de la rue... ou la rue des hommes » – un coup de cœur de Daphnis Olivier Boelens
(5-6 juillet 2014)
EXPOSITION PHOTOGRAPHIQUE A PARIS
du 27 juin au 24 juillet 2014
Une
exposition au détour d'une rue commerçante de Paris, à cheval entre les
1er et 2ème arrondissements. Au Café Reflets/Centre Cerise, dans une
arrière-salle au design conceptuel très envoûtant, ou patchworks
d'images urbaines en plafonnage se reflètent dans des tables-miroirs
pour constituer une variation de tableaux selon l'angle duquel on aborde
le reflété, on découvre une exposition qui non seulement expose, mais
surtout explose... un indétrônable tabou : celui des « locataires du
trottoir », des « voyageurs des étoiles », des « désemmurés du
Système ».
Aucun
jugement n'est porté sur les sujets photographiés, mais peut-être y en
a-t-il un sur le visiteur lui-même qui se retrouve cloué face à son
propre désintéressement, qui découvre que l'artère qu'il avait arpentée
la veille encore accusait une réalité parallèle à celle qu'il avisait
dans les rétroviseurs de ses déambulations routinières et agendées. On
ne voit que ce que l'on daigne regarder, après tout. Force est de
reconnaître aussi que l’œil du marcheur n'a jamais été autant sollicité que de nos jours par les démarcheurs
au service d'une société qui se veut ensoleiller le béton à grands
flashes de slogans racoleurs et hypnotiques. Les mots s'affichent, mais
se fichent bien de penser au bien-être profond de l'espèce humaine : ils
se contentent de séduire et de vendre, démos et démons de paradis
artificiels et artificieux. De fait, la richesse au sens occidental
n'est pas d'ordre intérieure mais extérieure. L’œil est devenu le cœur
du monde. Alors que c'est le cœur qui devrait être l’œil du monde, en
toute logique.
Dans
les villes, ces magmas de chair et de fer où l'impossible côtoie la
démesure, se juxtaposent deux « cosmes », dont les interactions sont de
plus en plus menues, car la vitre invisible qui les sépare dans ce
parloir de prison où on ne se cause plus d'un côté à l'autre... cette
vitre « protectrice », donc, s'épaissit jusqu'à devenir insonorisée et
opaque. Non seulement on ne voit plus, mais on ne regarde plus. Non
seulement on n'entend plus, mais on n'écoute plus. Non seulement on ne
perçoit plus, mais on s'invite à une ignorance sélective et
collective... par peur d'aviser ce qui nous guette toutes et tous au
détour d'un revers du destin. Personne n'est à l'abri de la condition de
sans-abri. Une situation n'est jamais immuable. Il n'y a qu'un pas pour
franchir le seuil d'une porte, dans un sens comme dans l'autre.
L'homme,
dans la rue, fuit l'homme de la rue. L'homme de la rue, lui, fuit le
regard de l'homme qui ne le regarde pas. La gêne mutuelle est telle
qu'on pourrait craindre qu'elle finisse par s'inscrire dans les gènes.
Il y a ceux qui aboutissent dans la rue, ceux qui y naissent, ceux qui y
grandissent, et ceux qui n'y font que passer entre deux épisodes
confortables. La poussière dans les habits des uns, la poussière dans
l’œil des autres... tant de poussière pour une planète qui elle-même
n'est que poussière dans l'univers...
Ce
qui démarque fortement le travail de Gaël Dupret est le regard incisif
qu'il porte sur une société paradant et affirmant sa « virilité » à
grandes éjaculations de slogans (Renaître chaque matin |Epeda literie|, Live for Now |Pepsi|, La Banque. Nouvelle Définition |Caisse d'Épargne|, La Confiance a de l'Avenir |La Poste|...) qui, à l'instar d'un Woody Allen de l'époque de Bananas et de Sleeper,
accusent une auto-dérision si puissante que le message véhiculé devient
l'antithèse de celui que composent les mots pourtant agencés
stratégiquement par des responsables de marketing aguerris. On jurerait
que ces « petites phrases tape-à-l’œil » recèlent une contenance
purement ironique... mais non, elles se prennent très au sérieux !
Prennent-elles cependant les humains au sérieux ?
Notre
quotidien est, de toute évidence, parasité par ces formules
publicitaires à l'induction subliminale, alors qu'on veut nous faire
croire que nous sommes en réalité parasités par la présence de ces gens
qui ont tout perdu, qui ont fait du ciel leur unique toit, des trottoirs
leur living-room, des gares et porches leurs chambres à coucher, et des
restes de la société de consommation leur supermarché à ciel ouvert. Au
regard de la population « fonctionnelle », ces « marginaux » dérangent à plusieurs titres : d'abord parce qu'ils ne se rangent
pas dans les mouvances despotiques des modes et nouvelles technologies
et par conséquent en soulignent l'inanité (sans parler du fait qu'ils ne
participent pas à ce pouvoir d'achat qui définit mondialement la valeur
et la respectabilité du citoyen contemporain), ensuite parce qu'ils
occupent la branche généalogique de ce « frangin raté » dont on a honte
de dire qu'il fait partie de notre famille, enfin parce qu'ils renvoient
en pleine figure de la société capitaliste son échec humain du fait
qu'elle n'est pas parvenue à intégrer tout le monde dans son engrenage
soi-disant civilisé et soucieux des Droits de l'Homme, et qui est donc
imparfaite et dangereuse pour toute personne qui serait victime de
l'échec, la faillite, l'endettement, l'ostracisme ou l'émigration
forcée. Ces gens de la rue nous disent sans mot dire et sans maudire :
« Demain, ce sera peut-être vous... alors bonjour m'sieur dames ! ». Et
ça, les citoyens « fonctionnels » ne veulent surtout pas le (sa)voir.
« Votre vie n'a jamais été aussi bien remplie »
annonce une des photographies exposées, sans doute la plus emblématique
de la série de 10 photos de Gaël Dupret, de par ce slogan que l'on
retrouve imprimé sur le sac de cet homme de la rue, sac qui contient
toute sa vie. Ce slogan émanant de Monoprix résume parfaitement
la relativité des notions de possession et de complétude. Et surtout
illustre le hiatus entre ce que le monde se veut refléter et ce qu'il
incarne véritablement. Ma foi, tout est dit.
Une
exposition à voir du 27 juin au 24 juillet 2014, au Café Reflets/Centre
Cerise, 46 Rue Montorgueil, Paris 2ème. Je vous invite également à
aller visiter le site de Gaël Dupret, à l'adresse : http://www.gaeldupret.com/ Vous y trouverez bien d'autres travaux photographiques et reportages de ce photographe de talent et d'une grand humanité.
Daphnis Boelens, 5-6 juillet 2014
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