Un
récit autobiographique de Giuseppe MUNGO
(par
Daphnis Olivier Boelens/Daph Nobody, février 2013)
S'il
est vrai que nous sommes tous des émigrés – plus on remonte dans
le temps, plus on réalise que l'on vient tous d'ailleurs, tous
autant que nous sommes, que chaque généalogie a fait le tour de la
Terre avant d'aboutir et de se sédentariser à tel ou tel endroit –,
certains le sont sans doute plus que d'autres, car ils le sont depuis
une époque plus récente.
Est-ce
parce que je suis moi-même fils d'immigré italien que ce récit m'a
particulièrement touché ? Mon grand-père, en effet, était
venu d'Italie pour travailler dans la mine de Waterschei dans le
Limbourg, et je me sens appartenir à une lignée d'ouvriers plus que
d'intellectuels, bien qu'il y ait beaucoup d'artistes dans mon
ascendance tant maternelle que paternelle.
Mais
nous ne sommes pas ici pour parler de moi, mais pour évoquer ce
magnifique récit autobiographique que nous propose Giuseppe Mungo,
que j'ai eu le plaisir de rencontrer au Salon du Livre du Breuil en
automne 2012. Si je devais le revoir aujourd'hui, ce ne serait plus
un plaisir... mais un véritable bonheur ! car après avoir lu
ce livre, je ne vois plus cet homme de la même façon. Je ressens à
son égard des sentiments d'amitié profonde. Plus que cela, j'ai le
sentiment qu'il fait partie de ma famille, ou de faire moi-même
partie de la sienne... car son récit est très proche de celui de ma
propre famille, du côté de ma mère pour être plus précis. Il m'a
touché à un de mes points les plus sensibles : le besoin
d'appartenance... ou la non-appartenance par défaut.
C'est
avec une grande humilité que Giuseppe Mungo nous raconte son
histoire et celle de sa famille, mais aussi avec une grande justesse,
une grande joie et une grande tristesse, une grande sagesse et une
grande lucidité, également avec tant de tendresse et d'amour que,
lors du passage où, après l'avoir vu retourner dans son Sud natal
alors qu'il est devenu adulte, arrive le moment de la deuxième
séparation d'avec ses grands-parents retrouvés tant d'années plus
tard, j'ai senti des larmes rouler sur mes jours. Il m'a touché au
plus profond de mon être, par l'honnêteté de son « compte-rendu »,
et par la sensibilité avec laquelle il dissèque les cœurs humains,
particulièrement quand ils sont déchirés.
Ce
récit, de fait, est celui d'un « déchirement », et ce à
plusieurs niveaux. D'abord, le déchirement d'un départ sans retour,
celui qui l'amène, enfant, à quitter son village de Calabre pour la
Sardaigne, alors qu'il n'a que quatre ans et que son père est en
quête de travail – le terme « déchiré » apparaît
d'ailleurs dès la troisième page de ce livre. Puis, second
déchirement, lorsque sa famille doit quitter la Sardaigne pour la
France, tandis que le père se compte parmi les ouvriers licenciés
de la mine de Sardaigne, du fait qu'il est un des derniers embauchés.
Déchirement d'avec sa famille d'abord, tandis qu'ils laissent les
grands-parents derrière eux, ensuite déchirement d'avec l'Italie
elle-même, aucune perspective ne s'y offrant plus à la famille
Mungo, contrainte de se déporter à l'étranger, et en France plus
précisément.
Ce
livre est d'ailleurs, au passage, une déclaration d'amour adressée
à la France qui a accueilli à bras ouverts le jeune Giuseppe, qui
lui a appris la langue française, qui l'a soutenu chaleureusement
sur les bancs d'école, puis qui lui a permis de travailler et de
s'émanciper par le travail, jusqu'à ce jour marquant – nous
sommes alors, paradoxalement, en mai 68, époque où tout un système,
archaïque, s'effondre – où il peut s'acheter une R8 flambant
neuve, symbole de sa réussite par le travail, réussite que son
Italie natale n'aurait jamais pu lui offrir, elle qui ne lui a
proposé que la misère, la tristesse, l'impuissance. Je suis sans
doute particulièrement sensible à ce constat, du fait que je suis
moi-même originaire d'Italie, et que ma famille a dû s'installer en
Belgique car l'Italie ne lui offrait aucune issue viable. Dans le
cœur de Giuseppe Mungo se trouve aujourd'hui un mélange nord-sud,
d'un sud qui l'a rejeté mais dans lequel jusqu'à son dernier soupir
il restera enraciné, et d'un nord qui l'a accueilli même s'il y
sera toujours perçu comme un émigré.
Giuseppe
Mungo ne mâche pas ses mots quand il s'agit de dénoncer une Italie,
un « Sud » – son « Sud » ! – qui l'a
privé d'amour, de respect, d'opportunités, et qui l'a chassé comme
une mauvaise mère chasserait son fils à coups de balai afin qu'il
aille chercher du boulot « ailleurs » et qu'il ne
revienne que lorsqu'il sera plein aux as. À
ceci près que le fils ne revient pas pour faire partager ses gains à
ce pays qui l'a vu/fait naître. Il n'est pas question pour Giuseppe
de rendre justice à un pays injuste, même si ce pays habite son
cœur. Je t'aime, je te hais. Tu es ma mère
patrie, mais tu es ma mère partie, car tu m'as répudié,
aurais-je personnellement écrit en conclusion. Une déclaration
d'amour poignardé au cœur. Comme on le ressent vivement d'entrée
de jeu, notamment dans ce passage : « Toi mon Sud !
Toi mon Sud et ta misère qui m'ont fait partir de ma terre, sachez
que mes racines sont si profondes que jamais personne ne pourra les
éradiquer. »
Giuseppe
Mungo dénonce une Italie mal menée et malmenée, qui épuise ses
autochtones sans jamais leur ouvrir véritablement une porte, les
conservant dans une misère noire, les embrigadant dans un système
politique vicieux et véreux (cfr. l'épisode où le grand-père,
afin d'obtenir un « acte de naissance », se voit
contraint d'offrir au secrétaire de mairie une bouteille d'huile
d'olive, sans quoi il peut toujours siffler pour avoir ce
document !), basé sur des pots-de-vin, des actes de soumission,
du baisemain... « Je te quitte sans regret mon Italie. Je
quitte ton système de ''combinazione'', à cause duquel il faut être
recommandé pour avoir un document administratif, un lit dans un
hôpital, une place de travail, c'est-à-dire avoir son dû de
citoyen. (...) Je quitte ce système qui est à la limite de la
démocratie. Je quitte ce système qui porte à confusion avec un
système douteux où il y a un parrain qui soi-disant vous protège
moyennant finance. » Alors qu'en France, terre d'accueil, « Ce
qui vous est dû vous est donné, sans aucun baisemain. »
Plus
qu'une dénonciation ou une déclaration d'amour, c'est un cri de
colère et de révolte à l'encontre d'un pays qui, aujourd'hui
encore alors qu'on retrouve aux élections un Berlusconi qui pour la
énième fois renaît de ses cendres à grands coups de battage
médiatique financé par des fortunes mafieuses (N.B. : cette
présente allégation n'engage que moi et n'émane pas du récit de
Giuseppe Mungo), se trouve plongé dans la corruption et dans un
esclavagisme camouflé d'un Sud aliéné par un Nord embourgeoisé.
J'en arrive à me demander si la mafia n'est pas une revanche du Sud
sur le Nord exploiteur, bien que les principales victimes de la mafia
soient des gens du Sud. Ne dit-on pas que la fin justifie les
moyens...
Mais
pour en revenir à ce récit très pertinemment intitulé « On
a fait de nous des immigrés », je dirais qu'il est intéressant
à plus d'un titre, car c'est avec une grande sincérité que
Giuseppe Mungo nous relate les différentes étapes d'une émigration
forcée, en accordant toujours une énorme importance aux relations
d'amour et d'amitié qui se sont tissées au fil de ces déplacements
vers le Nord. Il nous ravit, car il ne s'encombre pas de théories
politico-sociales ou de propos bassement vindicatifs. Il conserve un
regard positif à travers tout, tandis qu'à travers tout il se
(re)construit, pour devenir au final un homme,
tout simplement, un homme digne de ce nom. Comme tous les émigrés,
il accuse ce trouble identitaire incurable : la France le
désigne sous l'appellation de « l'Italien », et l'Italie
l'évoque comme « Le Petit Français ». Mais loin du
récit larmoyant et sombre d'une émigration échouée, ce livre vous
emporte dans un élan d'espoir, de rêves accomplis, de belles
valeurs (celle du travail, notamment, qui se perd de nos jours, la
crise n'aidant pas à se revaloriser par le travail) et de lendemains
meilleurs ailleurs.
Croire c'est croître, le vouloir c'est le valoir. Et pour pouvoir
bâtir, il faut être aimé.
En
achevant de lire ce texte – dévoré en une matinée, tandis que
derrière les rideaux tirés de mon bureau de Bruxelles, le ciel
était désespérément fermé par un matelas de nuages gris –, je
me suis surpris à ressentir une certaine joie de vivre. J'avais
envie de dire : « Voilà un homme qui a vécu, qui a du
vécu ». Parce que son histoire contient force et éclat. Ses
mains calleuses n'ont pas endurci son cœur, ses mains salies par le
labeur n'ont pas souillé son âme. Histoire d'amour et de combat,
histoire de valeurs nobles et de prise de conscience d'une réalité
impitoyable, par certains égards pitoyable. Un livre dans lequel, un
peu comme dans le chef d’œuvre de Spike Lee Do
The Right Thing,
se retrouveront tous les émigrés du monde, mais aussi les lecteurs
qui n'ont pas eu la chance d'être un jour étrangers quelque part,
et qui se demandent ce que l'on peut ressentir en se retrouvant du
jour au lendemain plantés dans un pays qui n'est pas le sien, coupé
de ses racines et de sa famille.
Il
faut aussi avouer que Giuseppe Mungo a eu de la chance d'être arrivé
dans Le Creusot, en Bourgogne. J'ai eu l'occasion de me rendre dans
cette région de la France il y a quelques mois, et j'ai pu constater
par moi-même la chaleur humaine régnant parmi les habitants.
J'avais rarement rencontré une telle gentillesse, un tel accueil ;
je me suis senti chez moi au bout de 24h. Car il est vrai que selon
l'endroit où l'on émigre, on ne perçoit pas la chose de la même
manière. Mes grands-parents, qui ont émigré dans le Limbourg,
n'ont pas ressenti une telle chaleur humaine. Bien au contraire, un
prêtre venait frapper à leur porte pour leur signifier que « Vous
mangez de notre pain ! », et ce alors que mon grand-père
travaillait dans la mine, un travail dur, périlleux et épuisant.
Cela sans compter les « Bonnes Sœurs » de l'école où
se rendait ma mère, qui lui ont un jour offert un ouvrage lui
expliquant comment exorciser ses parents possédés par Satan, cela
parce qu'ils n'étaient pas religieux et ne se rendaient pas à
l'église le dimanche, le seul jour de repos de mon grand-père
épuisé par son travail à la mine. Il y a donc, de toute évidence,
immigration et immigration. Giuseppe Mungo a eu la chance d'atterrir
dans un endroit où il a été accueilli avec amitié, générosité
et constructivité. Mais il nous fait partager sans parcimonie son
bonheur, sa joie, sa fierté d'être devenu celui qu'il est devenu là
où il l'est devenu – et il peut certes en être fier. Et pour
cela, nous lui sommes reconnaissants, car l'espace de 121 pages, nous
avons émigré, voyagé avec lui, ri et pleuré. Nous avons vécu...
et nous avons réussi notre vie dans son sillage. Car réussir sa
vie, c'est trouver sur Terre un endroit où l'on se sent bien. Où l'on se sent chez soi. Où
l'on se sent soi.
Merci,
Giuseppe, pour ces confessions poignantes. Et à bientôt, je
l'espère, autour d'un bon repas « à l'italienne »... ou
« à la française » !
Daphnis
Olivier Boelens-Bisazza/Daph Nobody, le 27 février 2013