COUP DE COEUR n°2 : « LAST NIGHT ON EARTH » ou LE FILM MAUDIT MAGIQUE
(version belge d'origine de A BROKEN LIFE »)
C'était il y a sept ans. Oui, sept ans déjà. Qui se souvient de ce film réalisé « à la sauvage » par un nouveau-venu dans le panorama du cinéma belge, du nom de Giles Daoust ? Et pourtant, ce film a beaucoup fait parler de lui dans les ascenseurs, tant en bien qu'en mal, du reste. Pour la petite histoire, le scénario avait été écrit au départ par Giles Daoust et moi-même, sur base d'un concept de production assez particulier : une semaine d'écriture et deux jours de tournage. Le sujet était porteur (« un homme sur le point de se suicider décide de régler ses comptes avec la société, et demande à son meilleur ami de le filmer durant ses dernières 24h de vie sur terre... »... « pure coïncidence », l'histoire se passe... le 11 septembre 2001 ! »), et il n'est pas étonnant que les Américains aient racheté le concept pour en produire leur propre film des années plus tard, tout en calquant du scénario et du film d'origine les personnages, les dialogues, le mode filmique... et même la musique ! Ce film constituait la première production importante de la boîte TITLE FILMS qui s'était donnée comme mot d'ordre d'incarner une maison de production moderne, dont le cinéma produit serait exclusivement « de genre » pour aller à l'encontre de l'establishment pesant et triste du « cinéma social belge ». Le rôle de Pierre Lekeux allait être repris par Tom Sizemore (Pearl Harbor, Saving Private Ryan, Natural Born Killers...), celui de Daphnis Boelens par Ving Rhames (Mission Impossible, Pulp Fiction, Jacob’s Ladder…), ou encore celui du boss par Saul Rubinek (True Romance, The Bonfire of the Vanities, Star Trek : The Next Generation...), excusez du peu !
Lorsqu'on revoit le film avec des années de recul, on réalise combien tout repose sur la personnalité de Pierre Lekeux qui lui a donné toute sa dimension humaine, toute sa densité psychologique, pour ne pas dire pathologique. Le choix d'acteur de Giles était judicieux, car Pierre, qui sortait à peine du Strass de Lannoo (que je ne connaissais d'ailleurs pas ; c'est Giles qui me l'a fait découvrir – cela pour faire taire ceux qui disent que Giles n'a jamais vu un film belge), était un des rares voire le seul à pouvoir interpréter ce personnage en décalage avec tout et en auto-contradiction totale et sublime (il dit vouloir se suicider et crie sa rage contre le monde, mais on le sent animé d'une pulsion de vie hors-norme et d'une affection profonde, si pas pour l'humanité, du moins pour les individus, spécialement ceux dans la misère, comme Melinda ou son propre fils Bud, ce dernier interprété par Giles lui-même). Une interprétation alternant violence et tendresse, mutinerie et désespoir, sincérité et absurdité. Au fond, on se demande, encore aujourd'hui, si ce sont les rôles de Pierre Lekeux qui ont fait de lui un homme alliant ordre et excès, ou s'il a lui-même insufflé ces traits dans ses films en exsudant ses propres boyaux. Car dans un film, Pierre s'investit physiquement et mentalement, il se prépare pour un tournage comme on se soumet à un entraînement militaire pour partir en guerre, et dans aucun autre film sa personnalité n'a pu s'exprimer avec autant d'authenticité qu'ici.
Pratiquement, Pierre n'eut que quelques jours (moins d'une semaine) pour assimiler ce scénario de cent pages aux monologues consistants et demandant une réelle discipline mnémonique. Il est arrivé sur le plateau à six heures du matin pour ne le quitter qu'à deux heures du matin le lendemain, et ce deux jours de suite, et au fil du tournage il a rendu devant la caméra son point de vue fictif remis toutefois à sa sauce (avec ses tics langagiers caractéristiques, ses expressions et autres trais distinctifs lexico-grammaticaux) de tous les sujets traités dans le scénario. Un tournage éprouvant pour lui, durant lequel je l'ai vu particulièrement distant et concentré. Il se tenait à l'écart entre les prises, refusait de trop parler avec l'équipe (il écoutait les consignes de Giles sans presque piper mot) – moi je me contentais de passer près de lui de temps en temps pour lui poser un court instant une main sur l'épaule en signe de solidarité et d'affection et parfois pour lui demander s'il désirait un café (je sentais naître un lien avec cet homme qui paraissait rude au premier abord mais qui recelait une grande tendresse sous sa carapace pugilistique ; mais jamais je n'aurais deviné l'importance qu'allait représenter notre rencontre par la suite) ; c'était au début de notre « relation », et je n'osais pas trop l'aborder car il m'impressionnait beaucoup. S'il continue de m'impressionner autant aujourd'hui, j'ai toutefois la chance d'entretenir avec lui un rapport privilégié de frère ou de fils spirituel, et le fait que nous nous disions tout nous permet de détecter chez l'un et chez l'autre nos besoins de silence à certains moments, et nos besoins de se confier à d'autres moments. Je crois aujourd'hui être celui qui saisit le mieux le rapport de Pierre à ses personnages au cinéma, de par cette intimité spirituelle qui s'est installée entre nous. Je sais le pourquoi de ses réactions, et je détecte les causes de ses failles et les secrets de ses succès.
Même si ce n'est pas le plus grand film de tous les temps, je conserve pour Last Night on Earth un attachement profond, plus profond que pour tous les projets qui allaient suivre, et ce pour l'ambiance dans laquelle nous l'avons construit avec Giles. Un climat d'amitié, de fraternité, de redécouverte perpétuelle. Nous n'étions pas toujours d'accord sur tout (mais qui l'est ?) mais au final on se rejoignait toujours, par une osmose qui nous dépassait nous-mêmes ; pour ainsi dire, nous étions faits pour nous rencontrer et pour bosser ensemble (d'ailleurs, je reste persuadé qu'un jour nous nous retrouverons, par la force des choses). Je l'ai vécu, au-delà d'une expérience de cinéma, comme une expérience humaine, une quête d'initiation à la manière de ces gamins qui dans Stand by me longent une voie de chemin de fer à la recherche de ce qu'ils seront plus tard quand ils seront « grands » (et pourtant, Giles avait 22 ans et moi 26... grands enfants que nous étions !). Nos longues heures d'écriture, lui dans une pièce, moi dans l'autre, nos repérages, nos échanges de références cinématographiques... Beaucoup ont critiqué Giles pour son caractère « autoritaire et arrogant », mais moi qui ai travaillé avec lui sur plusieurs projets, je peux vous dire qu'il n'en est rien, et que s'il a grandi dans le milieu des affaires où, lorsqu'on prend les choses en main et que l'on crée une entreprise il faut apprendre à « diriger » (car sans maître à bord, c'est le naufrage assuré), cela ne l'empêche pas d'être quelqu'un d'ouvert, de novateur, constamment à la recherche d'alternatives et d'audaces. Et à ceux qui le voient comme quelqu'un qui n'en a rien à foutre de rien, je peux vous dire que c'est au contraire quelqu'un de très angoissé, qui n'oublie jamais la moindre critique, qui dort peu, qui mange peu... encore moins que moi qui ne mange et ne dors pourtant déjà pas beaucoup, par angoisse moi aussi. En outre, Giles est quelqu'un qui bosse dur, très dur, des jours et des nuits entières, souvent sept jours par semaine et 365 jours par an, au contraire de beaucoup de gens de ce milieu qui s'en tiennent à du 8h-16h tout en s'en plaignant encore. Il est si facile de critiquer les gens quand on ne les connaît pas ; je me suis souvent trouvé à démonter des accusations portées sur lui suite à des rumeurs, en disant : « c'est faux, j'étais là ce jour-là, et ça ne s'est pas du tout passé comme ça ! » ; oui, moi j'étais près de Giles sur ces projets, et JE SAIS. Les « j'ai lu que », « j'ai entendu que », « on m'a dit que », « il paraît que »... ont pullulé sur les sentiers du cinéma belge comme autant de champignons vénéneux en forêt, et cela ne va pas sans rappeler les critiques que l'on avait adressées à Delvaux quand il a sorti L'HOMME AU CRANE RASE à la Cinémathèque de Bruxelles, devant un parterre de « connaisseurs » qui l'ont démoli mais qui ont vite retourné leur veste quand la France a encensé le film. Je ne cherche pas à comparer LAST NIGHT ON EARTH et L'HOMME AU CRANE RASE, j'essaye juste de dire que les attitudes changent selon les « modes ».
A dire vrai, ce que le petit milieu du cinéma belge n'a pas accepté du tout était la chose suivante : Giles sortait à peine des études (et, goutte qui fit déborder le vase : ce n'étaient même pas des études de cinéma mais de gestion commerciale !) lorsqu'il a fondé TITLE FILMS, et c'est sans doute son âge qui a joué en sa défaveur, alors qu'il avait encore beaucoup de choses à apprendre, notamment au niveau de l'esthétique et des techniques du cinéma. En règle générale, on s'engage d'abord comme assistant dans une boîte de production déjà bien établie pendant quelques années, et ensuite on fonde sa propre maison de production, une fois que l'on maîtrise toutes les ficelles du métier. Ainsi, on suit un chemin pré-tracé et on ne heurte surtout pas l'opinion de l'establishment. Mettez-vous dans la peau de ces vieux généraux du cinéma, qui se sont battus pendant plusieurs (dizaines d') années pour parvenir à fonder une maison de production, et voilà que débarque un jeune gars de 25 ans avec sa propre boîte de prod toute fraîche en carte de visite. Cela, le monde du cinéma ne le lui a pas pardonné. C'est pourquoi je maintiens qu'au-delà des remarques sur les films en soi, Giles a été critiqué avant tout pour de très mauvaises raisons. Il faut remettre les pendules à l'heure une bonne fois pour toutes.
Se lancer directement comme patron d'une entreprise culturelle est casse-gueule mais courageux, et pour peu qu'on conserve son audace de départ, on finit quand même par aller de l'avant, car au lieu de construire après avoir appris, on apprend tout en construisant. L'avenir n'appartient-il pas aux audacieux ? ARTEFACTS, réalisé avec Manu Jespers, prouve que Giles se dirige de plus en plus vers ce qu'il souhaitait faire dès le départ, à savoir des films de genre, du cinéma fantastique en particulier. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, force est d'admettre qu'il est en train de parvenir à réaliser ce que bon nombre de réalisateurs en Belgique rêvent de faire sans oser le faire, bien souvent, au-delà des problèmes de budgets manquants, par peur du qu'en-dira-t-on. Avec, bien sûr, tous les risques que cela comporte. Mais réaliser à travers tout sera toujours plus gratifiant que se terrer dans l'infertilité par crainte de « ce qu'il pourrait arriver si ça foire » ou « si Pierre Paul et Jacques n'aiment pas ». Certes, « démonter un projet » sera toujours plus facile que le « monter ». Pour avoir voulu faire un film fantastique, faudrait-il s'excuser publiquement, à genoux, penché en avant, les mains à terre et le front posé sur les pieds d'Albert II ? Ou faudrait-il, pour se faire pardonner, réaliser minimum dix films à caractère socio-dépressif sur-mesure pour Cannes ? Même s'il n'est pas de bon ton de le dire, il faut bien admettre qu'il existe aujourd'hui en Belgique UN TYPE DE CINEMA accepté et encensé par les instances culturelles, au détriment de tous les autres genres, surtout, précisément, du cinéma dit « de genre ». C'est un fait, et nous le savons tous.
Pierre me confiera des années plus tard qu'il avait misé tous ses espoirs sur ce film, et qu'il fut déçu de la rapidité avec laquelle le projet fut monté et bouclé, car prendre plus de temps aurait permis plus de qualité, plus de réflexion, plus de construction. Il faut bien admettre que c'est un film difficile, qui s'écarte de toutes les normes établies, qui fonce dans le tas et défonce les murs à la bombe artisanale, sans concessions, dans la démesure la plus napalmique. Le misérabilisme mégalomane dans toute sa splendeur. Un succès public était impossible avec un tel film, mais il fut accueilli avec intérêt par tous les spectateurs français que j'ai rencontrés, qui y trouvent quelque chose qui manque cruellement au cinéma de France : une liberté de ton frisant l'indécence, une authenticité de caractère au mépris de l'empathie, un cri du coeur là où en France le cri est encore toujours issu du cerveau. L'émotionnel du film ne laisse que peu de place à l'intellectuel au sens propre, et c'est tant mieux car pour un concept aussi expérimental, virer dans une réflexion trop pondérée, au langage plus chiadé que trivial et direct, l'aurait fait passer pour un pamphlet prétentieux, ce que nous voulions éviter à tout prix. Le naturel viscéral de Pierre Lekeux a lui aussi servi cette perspective « animale ».
Je dois avouer avoir moi-même, à certains moments de ma vie, émis de sérieux doutes et même parfois des regrets par rapport à ce film, mais aujourd'hui, alors que sept ans sont passés depuis le tournage, ce regard critique a laissé place, non pas par complaisance mais par amour, à un sentiment nostalgique et plein de tendresse. Un film au style traditionnel n'apportera jamais le type d'émotions ressenties sur le plateau de Last Night on Earth, et je suis, aujourd'hui plus que jamais, conscient que je ne revivrai jamais plus nulle part avec personne, cette communion qui a existé avec Giles le temps d'un film. Ce fut notre Apocalypse Now à nous, à une échelle bien moindre mais tout aussi marquante quand on démarre dans cette profession.
Voilà, encore une fois, quelques mots écrits avec le coeur, sur un projet qui m'a tenu fort à coeur, et auquel, après coup et après avoir pas mal roulé ma bosse dans le monde impitoyable du 7ème art, je ne regrette nullement d'avoir participé, indépendamment du produit final qui relève davantage d'un reportage existentiel expérimental que d'un film de genre. Néanmoins, et plusieurs me l'ont dit par la suite au gré des festivals, c'est un film unique, que l'on ne peut comparer à aucun autre film, excepté peut-être un rien à Strass... mais n'est-ce pas, justement, parce que les deux films sont soutenus par les épaules de ce même Pierre Lekeux, l'acteur aux mille audaces par excellence ?
Au fond, ce film était un pied de nez royal, et le fait qu'il ait été présenté en grandes pompes à l'UGC de Brouckère, qu'il ait été introduit un peu partout en Europe et jusqu'au Festival du Film de Los Angeles en présence de stars du show-biz américain, en fit un double pied de nez. Autant de raisons, pour certaines personnes, de faire de Giles l'ennemi public numéro 1 : il proposait quelque chose que personne n'aurait osé proposer en ce temps-là (et que toujours personne n'oserait proposer aujourd'hui, soit dit en passant), en prouvant qu'il existe d'autres cinémas que ceux auxquels on se réfère communément quand on parle de la Belgique. A ce niveau-là, il a fait très fort, et encore une fois, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, on ne peut que l'admirer pour son audace, car au fond de lui il savait que soutenir ce film à la manière d'une grande production allait se retourner contre lui et le taxer de fanfaron bourgeois, d'arriviste vaniteux et infatué, voire de branleur incompétent (pour paraphraser les rumeurs de couloirs internautiques). Alors qu'au fond, ce qu'il voulait, et ce que nous voulions tous les deux, c'était partager avec le plus grand nombre possible une expérience humaine qui avait été fantastique en soi et qui nous avait apporté tant de bonheur, à lui comme à moi. Ce n'était qu'une histoire d'amour que nous voulions transmettre... à tort ? On a sans doute parfois tort de vouloir partager ses histoires d'amours ; elles devraient demeurer cloîtrées dans les tiroirs de l'intimité, pour être protégées. J'ai involontairement tiré mes épingles du jeu, car je n'étais sur le projet que scénariste, et que s'il est vrai qu'un scénariste reste dans l'ombre d'un réalisateur et se voit relégué à l'oubli quand un film devient un succès, il est tout aussi vrai que quand un film ne marche pas on s'acharne sur le réalisateur alors qu'on fout la paix au scénariste. J'ai envie de dire, à ce sujet, que si le film fut un échec (il n'en fut pas, à mes yeux, et à son échelle), j'en suis aussi partiellement responsable, et que dès lors il serait tout aussi juste qu'on me considère moi-même comme un paumé du septième art, un écriveur ignare et un égotiste imbécile. J'ai coécrit la chose, je l'assume donc. Je passe tout de suite sur l'échafaud, ou ai-je encore le temps de boire un soda ? Merci. Ave, Caesar !
J'ai lu tellement d'horreurs concernant Giles sur Internet, que j'en ai été malade d'assister à un tel acharnement à la limite de la perversité, une logorrhée débectante qui porta bientôt non plus sur ses films, mais bien sur sa propre personne. Comme si tout le milieu du cinéma Belge avait trouvé, l'espace de deux-trois ans, le bouc émissaire rêvé, la cible que tout le monde attendait depuis des années, sur laquelle déverser toutes les haines et frustrations de la Terre. Car, pour ne pas me répéter, de nos jours, « apprendre en faisant » est l'école la plus mal vue, alors que pratiquement ça reste la meilleure école, car on apprend à devenir le meilleur en commettant même les pires erreurs. Ce ne fut pas toujours le cas par le passé, où les réalisateurs testaient ouvertement et sans honte. Rappelez-vous. Quand on voit le premier film de Jim Jarmush, Permanent Vacation, le court-métrage The Grandmother de David Lynch, ou encore les premiers films de David Cronenberg, Stereo et Crimes of the Future, on ne peut pas dire que ce soient les films les plus aboutis et les plus généreux de l'histoire du 7ème art. De même, quand on voit les premières esquisses d'Hergé pour Tintin, il faut bien avouer que ça ne payait pas de mine. Pour ne pas dire que c'était de la merde, tout simplement. Et pourtant, quand on sait ce que Tintin est devenu... Bref, les temps ont changé. Aujourd'hui un jeune ne peut pas commencer au commencement, il doit démarrer au sommet ou ne pas démarrer du tout. Ainsi soit-il. Et une visite sur le bûcher pour ceux qui pensent le contraire.
Au fond, pour terminer, je dirais qu'en faisant ce film moi et Giles nous nous sommes égoïstement fait plaisir, et nous savions que ce serait la seule fois de notre vie et de notre carrière où nous pourrions envisager un film de cette façon, sans aucune règle, sans aucune contrainte, sans aucune limite. N'est-ce pas le droit le plus inaliénable d'un artiste que celui de se faire un cadeau dans son art ? Existerait-il une loi qui interdise à un être humain de réaliser une oeuvre tel qu'il en a envie à un moment donné de sa vie, avec ses outrances et ses défauts s'il en est?... Oui, le cinéma est toujours égoïste, comme toute forme d'art, et un artiste sera toujours égoïste par définition, mais il faut parvenir à fondre cet égoïsme dans une générosité sincère, car il ne faut jamais perdre de vue qu'une oeuvre n'existe que par le spectateur qui la regarde et l'apprécie. Sans spectateur, une oeuvre est bonne pour l'âtre. A cette époque où l'on a le sentiment que l'on fait uniquement des films pour plaire à la critique et pour flatter les instances culturelles, un film pareil était un OVNI incongru, un bras d'honneur à la notion même de partage et de tradition. C'est peut-être le seul point que je regrette un rien dans ce projet, car aujourd'hui je ne crée plus rien sans penser aux gens qui seront susceptibles d'être spectateurs. Non pas pour surformater mon travail au point de le rendre aseptisé, car ce serait une grave erreur, de la pure « prostitution artistique », mais par respect pour un spectateur qui va débourser de l'argent parfois durement gagné pour passer deux heures devant un écran ou pour lire un livre. La véritable réussite dans l'art, c'est de se faire des cadeaux qui sont aussi des cadeaux pour ceux qui ne vous connaissaient pas avant de voir votre film ou de lire votre livre et qui vont en ressortir le coeur léger ou emballé.
Amitiés sincères à Pierre Lekeux et à Giles Daoust, des amis comme on n'en trouve plus, ainsi qu'à tous ceux qui ont participé à ce projet, dont Michel Afota (qui est resté un grand ami et qui s'est tourné depuis vers la chanson en tant qu'auteur-compositeur-interprète avec différents groupes), Aude Vanlathem (on en aura eu, des rires pas très photogéniques, dans les coulisses !), et Dan Sluijzer (que j'ai plusieurs fois retrouvé sur des tournages par la suite). Mais aussi Muriel Ferrer, Caroline Veyt, Stefan Sattler, Pat Turino, Marjorie Berger, Max Rensonnet, Christophe Hars... Il y aura toujours ce projet marginal qui nous liera quelque part au fin fond de notre souvenir. En tout cas, ce lien existera toujours dans mon coeur. Et honni soit qui mal y pense, car après tout un film ne sera jamais qu'un film. Bonjour chez vous !
© Daphnis Boelens, 9 novembre 2009
(version belge d'origine de A BROKEN LIFE »)
Je me permets de m'étendre quelque peu sur ce film que je connais mieux que quiconque, pour en avoir fait partie dès le départ et pour m'y être impliqué à plusieurs étages, avec mon vieux comparse Giles Daoust, que je salue au passage. Sans oublier Laurence de Windt, qui a été là elle aussi depuis le départ, qui a été d'une aide précieuse et d'une gentillesse incroyable.
C'était il y a sept ans. Oui, sept ans déjà. Qui se souvient de ce film réalisé « à la sauvage » par un nouveau-venu dans le panorama du cinéma belge, du nom de Giles Daoust ? Et pourtant, ce film a beaucoup fait parler de lui dans les ascenseurs, tant en bien qu'en mal, du reste. Pour la petite histoire, le scénario avait été écrit au départ par Giles Daoust et moi-même, sur base d'un concept de production assez particulier : une semaine d'écriture et deux jours de tournage. Le sujet était porteur (« un homme sur le point de se suicider décide de régler ses comptes avec la société, et demande à son meilleur ami de le filmer durant ses dernières 24h de vie sur terre... »... « pure coïncidence », l'histoire se passe... le 11 septembre 2001 ! »), et il n'est pas étonnant que les Américains aient racheté le concept pour en produire leur propre film des années plus tard, tout en calquant du scénario et du film d'origine les personnages, les dialogues, le mode filmique... et même la musique ! Ce film constituait la première production importante de la boîte TITLE FILMS qui s'était donnée comme mot d'ordre d'incarner une maison de production moderne, dont le cinéma produit serait exclusivement « de genre » pour aller à l'encontre de l'establishment pesant et triste du « cinéma social belge ». Le rôle de Pierre Lekeux allait être repris par Tom Sizemore (Pearl Harbor, Saving Private Ryan, Natural Born Killers...), celui de Daphnis Boelens par Ving Rhames (Mission Impossible, Pulp Fiction, Jacob’s Ladder…), ou encore celui du boss par Saul Rubinek (True Romance, The Bonfire of the Vanities, Star Trek : The Next Generation...), excusez du peu !
Lorsqu'on revoit le film avec des années de recul, on réalise combien tout repose sur la personnalité de Pierre Lekeux qui lui a donné toute sa dimension humaine, toute sa densité psychologique, pour ne pas dire pathologique. Le choix d'acteur de Giles était judicieux, car Pierre, qui sortait à peine du Strass de Lannoo (que je ne connaissais d'ailleurs pas ; c'est Giles qui me l'a fait découvrir – cela pour faire taire ceux qui disent que Giles n'a jamais vu un film belge), était un des rares voire le seul à pouvoir interpréter ce personnage en décalage avec tout et en auto-contradiction totale et sublime (il dit vouloir se suicider et crie sa rage contre le monde, mais on le sent animé d'une pulsion de vie hors-norme et d'une affection profonde, si pas pour l'humanité, du moins pour les individus, spécialement ceux dans la misère, comme Melinda ou son propre fils Bud, ce dernier interprété par Giles lui-même). Une interprétation alternant violence et tendresse, mutinerie et désespoir, sincérité et absurdité. Au fond, on se demande, encore aujourd'hui, si ce sont les rôles de Pierre Lekeux qui ont fait de lui un homme alliant ordre et excès, ou s'il a lui-même insufflé ces traits dans ses films en exsudant ses propres boyaux. Car dans un film, Pierre s'investit physiquement et mentalement, il se prépare pour un tournage comme on se soumet à un entraînement militaire pour partir en guerre, et dans aucun autre film sa personnalité n'a pu s'exprimer avec autant d'authenticité qu'ici.
Pratiquement, Pierre n'eut que quelques jours (moins d'une semaine) pour assimiler ce scénario de cent pages aux monologues consistants et demandant une réelle discipline mnémonique. Il est arrivé sur le plateau à six heures du matin pour ne le quitter qu'à deux heures du matin le lendemain, et ce deux jours de suite, et au fil du tournage il a rendu devant la caméra son point de vue fictif remis toutefois à sa sauce (avec ses tics langagiers caractéristiques, ses expressions et autres trais distinctifs lexico-grammaticaux) de tous les sujets traités dans le scénario. Un tournage éprouvant pour lui, durant lequel je l'ai vu particulièrement distant et concentré. Il se tenait à l'écart entre les prises, refusait de trop parler avec l'équipe (il écoutait les consignes de Giles sans presque piper mot) – moi je me contentais de passer près de lui de temps en temps pour lui poser un court instant une main sur l'épaule en signe de solidarité et d'affection et parfois pour lui demander s'il désirait un café (je sentais naître un lien avec cet homme qui paraissait rude au premier abord mais qui recelait une grande tendresse sous sa carapace pugilistique ; mais jamais je n'aurais deviné l'importance qu'allait représenter notre rencontre par la suite) ; c'était au début de notre « relation », et je n'osais pas trop l'aborder car il m'impressionnait beaucoup. S'il continue de m'impressionner autant aujourd'hui, j'ai toutefois la chance d'entretenir avec lui un rapport privilégié de frère ou de fils spirituel, et le fait que nous nous disions tout nous permet de détecter chez l'un et chez l'autre nos besoins de silence à certains moments, et nos besoins de se confier à d'autres moments. Je crois aujourd'hui être celui qui saisit le mieux le rapport de Pierre à ses personnages au cinéma, de par cette intimité spirituelle qui s'est installée entre nous. Je sais le pourquoi de ses réactions, et je détecte les causes de ses failles et les secrets de ses succès.
Même si ce n'est pas le plus grand film de tous les temps, je conserve pour Last Night on Earth un attachement profond, plus profond que pour tous les projets qui allaient suivre, et ce pour l'ambiance dans laquelle nous l'avons construit avec Giles. Un climat d'amitié, de fraternité, de redécouverte perpétuelle. Nous n'étions pas toujours d'accord sur tout (mais qui l'est ?) mais au final on se rejoignait toujours, par une osmose qui nous dépassait nous-mêmes ; pour ainsi dire, nous étions faits pour nous rencontrer et pour bosser ensemble (d'ailleurs, je reste persuadé qu'un jour nous nous retrouverons, par la force des choses). Je l'ai vécu, au-delà d'une expérience de cinéma, comme une expérience humaine, une quête d'initiation à la manière de ces gamins qui dans Stand by me longent une voie de chemin de fer à la recherche de ce qu'ils seront plus tard quand ils seront « grands » (et pourtant, Giles avait 22 ans et moi 26... grands enfants que nous étions !). Nos longues heures d'écriture, lui dans une pièce, moi dans l'autre, nos repérages, nos échanges de références cinématographiques... Beaucoup ont critiqué Giles pour son caractère « autoritaire et arrogant », mais moi qui ai travaillé avec lui sur plusieurs projets, je peux vous dire qu'il n'en est rien, et que s'il a grandi dans le milieu des affaires où, lorsqu'on prend les choses en main et que l'on crée une entreprise il faut apprendre à « diriger » (car sans maître à bord, c'est le naufrage assuré), cela ne l'empêche pas d'être quelqu'un d'ouvert, de novateur, constamment à la recherche d'alternatives et d'audaces. Et à ceux qui le voient comme quelqu'un qui n'en a rien à foutre de rien, je peux vous dire que c'est au contraire quelqu'un de très angoissé, qui n'oublie jamais la moindre critique, qui dort peu, qui mange peu... encore moins que moi qui ne mange et ne dors pourtant déjà pas beaucoup, par angoisse moi aussi. En outre, Giles est quelqu'un qui bosse dur, très dur, des jours et des nuits entières, souvent sept jours par semaine et 365 jours par an, au contraire de beaucoup de gens de ce milieu qui s'en tiennent à du 8h-16h tout en s'en plaignant encore. Il est si facile de critiquer les gens quand on ne les connaît pas ; je me suis souvent trouvé à démonter des accusations portées sur lui suite à des rumeurs, en disant : « c'est faux, j'étais là ce jour-là, et ça ne s'est pas du tout passé comme ça ! » ; oui, moi j'étais près de Giles sur ces projets, et JE SAIS. Les « j'ai lu que », « j'ai entendu que », « on m'a dit que », « il paraît que »... ont pullulé sur les sentiers du cinéma belge comme autant de champignons vénéneux en forêt, et cela ne va pas sans rappeler les critiques que l'on avait adressées à Delvaux quand il a sorti L'HOMME AU CRANE RASE à la Cinémathèque de Bruxelles, devant un parterre de « connaisseurs » qui l'ont démoli mais qui ont vite retourné leur veste quand la France a encensé le film. Je ne cherche pas à comparer LAST NIGHT ON EARTH et L'HOMME AU CRANE RASE, j'essaye juste de dire que les attitudes changent selon les « modes ».
A dire vrai, ce que le petit milieu du cinéma belge n'a pas accepté du tout était la chose suivante : Giles sortait à peine des études (et, goutte qui fit déborder le vase : ce n'étaient même pas des études de cinéma mais de gestion commerciale !) lorsqu'il a fondé TITLE FILMS, et c'est sans doute son âge qui a joué en sa défaveur, alors qu'il avait encore beaucoup de choses à apprendre, notamment au niveau de l'esthétique et des techniques du cinéma. En règle générale, on s'engage d'abord comme assistant dans une boîte de production déjà bien établie pendant quelques années, et ensuite on fonde sa propre maison de production, une fois que l'on maîtrise toutes les ficelles du métier. Ainsi, on suit un chemin pré-tracé et on ne heurte surtout pas l'opinion de l'establishment. Mettez-vous dans la peau de ces vieux généraux du cinéma, qui se sont battus pendant plusieurs (dizaines d') années pour parvenir à fonder une maison de production, et voilà que débarque un jeune gars de 25 ans avec sa propre boîte de prod toute fraîche en carte de visite. Cela, le monde du cinéma ne le lui a pas pardonné. C'est pourquoi je maintiens qu'au-delà des remarques sur les films en soi, Giles a été critiqué avant tout pour de très mauvaises raisons. Il faut remettre les pendules à l'heure une bonne fois pour toutes.
Se lancer directement comme patron d'une entreprise culturelle est casse-gueule mais courageux, et pour peu qu'on conserve son audace de départ, on finit quand même par aller de l'avant, car au lieu de construire après avoir appris, on apprend tout en construisant. L'avenir n'appartient-il pas aux audacieux ? ARTEFACTS, réalisé avec Manu Jespers, prouve que Giles se dirige de plus en plus vers ce qu'il souhaitait faire dès le départ, à savoir des films de genre, du cinéma fantastique en particulier. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, force est d'admettre qu'il est en train de parvenir à réaliser ce que bon nombre de réalisateurs en Belgique rêvent de faire sans oser le faire, bien souvent, au-delà des problèmes de budgets manquants, par peur du qu'en-dira-t-on. Avec, bien sûr, tous les risques que cela comporte. Mais réaliser à travers tout sera toujours plus gratifiant que se terrer dans l'infertilité par crainte de « ce qu'il pourrait arriver si ça foire » ou « si Pierre Paul et Jacques n'aiment pas ». Certes, « démonter un projet » sera toujours plus facile que le « monter ». Pour avoir voulu faire un film fantastique, faudrait-il s'excuser publiquement, à genoux, penché en avant, les mains à terre et le front posé sur les pieds d'Albert II ? Ou faudrait-il, pour se faire pardonner, réaliser minimum dix films à caractère socio-dépressif sur-mesure pour Cannes ? Même s'il n'est pas de bon ton de le dire, il faut bien admettre qu'il existe aujourd'hui en Belgique UN TYPE DE CINEMA accepté et encensé par les instances culturelles, au détriment de tous les autres genres, surtout, précisément, du cinéma dit « de genre ». C'est un fait, et nous le savons tous.
Pierre me confiera des années plus tard qu'il avait misé tous ses espoirs sur ce film, et qu'il fut déçu de la rapidité avec laquelle le projet fut monté et bouclé, car prendre plus de temps aurait permis plus de qualité, plus de réflexion, plus de construction. Il faut bien admettre que c'est un film difficile, qui s'écarte de toutes les normes établies, qui fonce dans le tas et défonce les murs à la bombe artisanale, sans concessions, dans la démesure la plus napalmique. Le misérabilisme mégalomane dans toute sa splendeur. Un succès public était impossible avec un tel film, mais il fut accueilli avec intérêt par tous les spectateurs français que j'ai rencontrés, qui y trouvent quelque chose qui manque cruellement au cinéma de France : une liberté de ton frisant l'indécence, une authenticité de caractère au mépris de l'empathie, un cri du coeur là où en France le cri est encore toujours issu du cerveau. L'émotionnel du film ne laisse que peu de place à l'intellectuel au sens propre, et c'est tant mieux car pour un concept aussi expérimental, virer dans une réflexion trop pondérée, au langage plus chiadé que trivial et direct, l'aurait fait passer pour un pamphlet prétentieux, ce que nous voulions éviter à tout prix. Le naturel viscéral de Pierre Lekeux a lui aussi servi cette perspective « animale ».
Je dois avouer avoir moi-même, à certains moments de ma vie, émis de sérieux doutes et même parfois des regrets par rapport à ce film, mais aujourd'hui, alors que sept ans sont passés depuis le tournage, ce regard critique a laissé place, non pas par complaisance mais par amour, à un sentiment nostalgique et plein de tendresse. Un film au style traditionnel n'apportera jamais le type d'émotions ressenties sur le plateau de Last Night on Earth, et je suis, aujourd'hui plus que jamais, conscient que je ne revivrai jamais plus nulle part avec personne, cette communion qui a existé avec Giles le temps d'un film. Ce fut notre Apocalypse Now à nous, à une échelle bien moindre mais tout aussi marquante quand on démarre dans cette profession.
Voilà, encore une fois, quelques mots écrits avec le coeur, sur un projet qui m'a tenu fort à coeur, et auquel, après coup et après avoir pas mal roulé ma bosse dans le monde impitoyable du 7ème art, je ne regrette nullement d'avoir participé, indépendamment du produit final qui relève davantage d'un reportage existentiel expérimental que d'un film de genre. Néanmoins, et plusieurs me l'ont dit par la suite au gré des festivals, c'est un film unique, que l'on ne peut comparer à aucun autre film, excepté peut-être un rien à Strass... mais n'est-ce pas, justement, parce que les deux films sont soutenus par les épaules de ce même Pierre Lekeux, l'acteur aux mille audaces par excellence ?
Au fond, ce film était un pied de nez royal, et le fait qu'il ait été présenté en grandes pompes à l'UGC de Brouckère, qu'il ait été introduit un peu partout en Europe et jusqu'au Festival du Film de Los Angeles en présence de stars du show-biz américain, en fit un double pied de nez. Autant de raisons, pour certaines personnes, de faire de Giles l'ennemi public numéro 1 : il proposait quelque chose que personne n'aurait osé proposer en ce temps-là (et que toujours personne n'oserait proposer aujourd'hui, soit dit en passant), en prouvant qu'il existe d'autres cinémas que ceux auxquels on se réfère communément quand on parle de la Belgique. A ce niveau-là, il a fait très fort, et encore une fois, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, on ne peut que l'admirer pour son audace, car au fond de lui il savait que soutenir ce film à la manière d'une grande production allait se retourner contre lui et le taxer de fanfaron bourgeois, d'arriviste vaniteux et infatué, voire de branleur incompétent (pour paraphraser les rumeurs de couloirs internautiques). Alors qu'au fond, ce qu'il voulait, et ce que nous voulions tous les deux, c'était partager avec le plus grand nombre possible une expérience humaine qui avait été fantastique en soi et qui nous avait apporté tant de bonheur, à lui comme à moi. Ce n'était qu'une histoire d'amour que nous voulions transmettre... à tort ? On a sans doute parfois tort de vouloir partager ses histoires d'amours ; elles devraient demeurer cloîtrées dans les tiroirs de l'intimité, pour être protégées. J'ai involontairement tiré mes épingles du jeu, car je n'étais sur le projet que scénariste, et que s'il est vrai qu'un scénariste reste dans l'ombre d'un réalisateur et se voit relégué à l'oubli quand un film devient un succès, il est tout aussi vrai que quand un film ne marche pas on s'acharne sur le réalisateur alors qu'on fout la paix au scénariste. J'ai envie de dire, à ce sujet, que si le film fut un échec (il n'en fut pas, à mes yeux, et à son échelle), j'en suis aussi partiellement responsable, et que dès lors il serait tout aussi juste qu'on me considère moi-même comme un paumé du septième art, un écriveur ignare et un égotiste imbécile. J'ai coécrit la chose, je l'assume donc. Je passe tout de suite sur l'échafaud, ou ai-je encore le temps de boire un soda ? Merci. Ave, Caesar !
J'ai lu tellement d'horreurs concernant Giles sur Internet, que j'en ai été malade d'assister à un tel acharnement à la limite de la perversité, une logorrhée débectante qui porta bientôt non plus sur ses films, mais bien sur sa propre personne. Comme si tout le milieu du cinéma Belge avait trouvé, l'espace de deux-trois ans, le bouc émissaire rêvé, la cible que tout le monde attendait depuis des années, sur laquelle déverser toutes les haines et frustrations de la Terre. Car, pour ne pas me répéter, de nos jours, « apprendre en faisant » est l'école la plus mal vue, alors que pratiquement ça reste la meilleure école, car on apprend à devenir le meilleur en commettant même les pires erreurs. Ce ne fut pas toujours le cas par le passé, où les réalisateurs testaient ouvertement et sans honte. Rappelez-vous. Quand on voit le premier film de Jim Jarmush, Permanent Vacation, le court-métrage The Grandmother de David Lynch, ou encore les premiers films de David Cronenberg, Stereo et Crimes of the Future, on ne peut pas dire que ce soient les films les plus aboutis et les plus généreux de l'histoire du 7ème art. De même, quand on voit les premières esquisses d'Hergé pour Tintin, il faut bien avouer que ça ne payait pas de mine. Pour ne pas dire que c'était de la merde, tout simplement. Et pourtant, quand on sait ce que Tintin est devenu... Bref, les temps ont changé. Aujourd'hui un jeune ne peut pas commencer au commencement, il doit démarrer au sommet ou ne pas démarrer du tout. Ainsi soit-il. Et une visite sur le bûcher pour ceux qui pensent le contraire.
Au fond, pour terminer, je dirais qu'en faisant ce film moi et Giles nous nous sommes égoïstement fait plaisir, et nous savions que ce serait la seule fois de notre vie et de notre carrière où nous pourrions envisager un film de cette façon, sans aucune règle, sans aucune contrainte, sans aucune limite. N'est-ce pas le droit le plus inaliénable d'un artiste que celui de se faire un cadeau dans son art ? Existerait-il une loi qui interdise à un être humain de réaliser une oeuvre tel qu'il en a envie à un moment donné de sa vie, avec ses outrances et ses défauts s'il en est?... Oui, le cinéma est toujours égoïste, comme toute forme d'art, et un artiste sera toujours égoïste par définition, mais il faut parvenir à fondre cet égoïsme dans une générosité sincère, car il ne faut jamais perdre de vue qu'une oeuvre n'existe que par le spectateur qui la regarde et l'apprécie. Sans spectateur, une oeuvre est bonne pour l'âtre. A cette époque où l'on a le sentiment que l'on fait uniquement des films pour plaire à la critique et pour flatter les instances culturelles, un film pareil était un OVNI incongru, un bras d'honneur à la notion même de partage et de tradition. C'est peut-être le seul point que je regrette un rien dans ce projet, car aujourd'hui je ne crée plus rien sans penser aux gens qui seront susceptibles d'être spectateurs. Non pas pour surformater mon travail au point de le rendre aseptisé, car ce serait une grave erreur, de la pure « prostitution artistique », mais par respect pour un spectateur qui va débourser de l'argent parfois durement gagné pour passer deux heures devant un écran ou pour lire un livre. La véritable réussite dans l'art, c'est de se faire des cadeaux qui sont aussi des cadeaux pour ceux qui ne vous connaissaient pas avant de voir votre film ou de lire votre livre et qui vont en ressortir le coeur léger ou emballé.
Amitiés sincères à Pierre Lekeux et à Giles Daoust, des amis comme on n'en trouve plus, ainsi qu'à tous ceux qui ont participé à ce projet, dont Michel Afota (qui est resté un grand ami et qui s'est tourné depuis vers la chanson en tant qu'auteur-compositeur-interprète avec différents groupes), Aude Vanlathem (on en aura eu, des rires pas très photogéniques, dans les coulisses !), et Dan Sluijzer (que j'ai plusieurs fois retrouvé sur des tournages par la suite). Mais aussi Muriel Ferrer, Caroline Veyt, Stefan Sattler, Pat Turino, Marjorie Berger, Max Rensonnet, Christophe Hars... Il y aura toujours ce projet marginal qui nous liera quelque part au fin fond de notre souvenir. En tout cas, ce lien existera toujours dans mon coeur. Et honni soit qui mal y pense, car après tout un film ne sera jamais qu'un film. Bonjour chez vous !
© Daphnis Boelens, 9 novembre 2009
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