UNE INTRODUCTION DE DAPH NOBODY AU ROMAN « DROWNED SORROW » ECRIT PAR VANESSA MORGAN – november 2009
AN INTRODUCTION TO VANESSA MORGAN'S NOVEL « DROWNED SORROW » – from DAPH NOBODY, november 2009
La Belgique reste un pays mystérieux et intriguant en matière de création, toutes disciplines artistiques confondues, et ce depuis toujours. Nous savons que c'est un pays de liberté en la matière, sans doute grandement du fait d'un manque total de soutien des artistes qui, livrés à eux-mêmes (à la manière dont un enfant rejeté par ses parents pourrait se retrouver livré à lui-même), à leur imagination sans limite, s'inventent des mondes parfois extrêmes, d'une part pour en mettre plein la vue afin d'avoir une chance de percer à l'étranger, d'autre part pour rompre cette grisaille et cette dépression typiques du plat pays où le ciel pèse et étouffe comme une vieille couverture poussiéreuse. Mais cette cage de liberté offre l'avantage de pouvoir innover, et en tout cas permet aux artistes d'exploiter leur propre personnalité, leur propre sensibilité, sans subir l'influence « dénaturante » d'une soi-disant « culture Belge » qui ne caresse en vérité la mentalité que d'une certaine institution culturelle établie, malheureusement d'une institution qui possède tous les fonds budgétaires de la culture.
La VRAIE culture Belge, a cette chance inouïe de brasser un territoire bien plus large que dans certains pays où le poids de l'Histoire est tel qu'on « n'imagine plus imaginer ». C'est précisément parce que la Belgique se trouve au carrefour d'une multitude de cultures, qu'on y trouve absolument toutes les influences, toutes les vagues, toutes les aspirations. En cherchant bien, on trouve encore, dans certains courts-métrages par exemple, des résidus de la nouvelle vague française, tout comme dans l'animation on peut surprendre des vestiges de l'expressionnisme allemand. Mais on trouve aussi des enfants qui ont grandi en lisant Stephen King, Raymond Chandler et Isaac Asimov, en regardant les films de Joe Dante, de Stanley Kubrick et de Tim Burton, en écoutant la musique de Judas Priest, de Michael Jackson et de Pink Floyd. Mais au-delà des influences, il existe en Belgique un esprit naturellement ouvert à l'imaginaire, qui, s'il ne trouve pas toujours de créneau pour s'émanciper, se traduit par des spécialités et des domaines qui rivalisent avec les plus grandes « artepoles » de ce monde. Dans la bande dessinée, notablement, l'héritage du Belgium Touch est immense, et son retentissement est mondial, avec Hergé, Peyo et autres Philippe Geluck. En littérature et au cinéma, se sont développés, à l'inverse, des tendances qui s'accordent aux « petits budgets » qui leur sont alloués. Ainsi, durant ces dix dernières années, le cinéma social Belge s'est-il développé et démarqué pour devenir presque une norme, une règle à appliquer si l'on veut – avoir le droit de – faire du cinéma. Or, qu'est-ce qu'un art qui ne peut s'affranchir de tout cahier de charges ?
Certes, tout cela, vous le saviez déjà. Ce que l'on a plutôt tendance à ignorer, faute de visibilité pour celles-ci, c'est qu'il existe des mouvances « underground » qui se rallient à des littératures et à des cinémas qu'on n'aurait jamais cru exister un jour en Belgique. Si je vous disais que grouillent ici des descendants directs de « X-Files », de « Wes Craven » ou encore de « John Carpenter » ? Eh bien, croyez-le ou non, c'est pourtant vrai. En voici la preuve vivante.
Vanessa Morgan fait partie de ces auteurs qui sont en train d'ébranler, pour ne pas dire de bouleverser tout le paysage culturel belge, en y amenant une oeuvre qui fonctionne à contre-courant, qui repose tout bonnement sur des passions et fascinations d'enfance et d'adolescence (les domaines du fantastique et de l'horreur sont toujours rattachés à notre enfance et à notre adolescence, car dans l'enfance on se plaît à se faire peur, et dans l'adolescence on cherche à voir jusqu'où l'on peut aller dans la terreur – on assimile les limites de soi et de l'autre, suite à quoi les uns deviennent sages, les autres pervers ; ce n'est qu'à l'âge adulte proprement dit que l'on apprend à se fermer à l'irrationnel). Alors que la plupart des artistes Belges aujourd'hui en vogue (les Frères d'Ardenne, Joachim Lafosse, et même dans une certaine mesure Bouli Lanners) s'adressent aux adultes, on constate un anathème politique dirigé contre tout ce qui se tournerait vers l'enfance (en-dehors de la bande dessinée, seul territoire autorisé à l'imaginaire), alléguant que le cinéma et la littérature « ça doit rester sérieux ». Allez dire à ces « autorités culturelles » qu'on peut faire passer un message tout en faisant rire ou tout en adoptant l'angle du paranormal (Stephen King l'a prouvé dans ses livres, qui sont tout aussi politiques, sociaux, éthiques, que fantastiques), que même « E.T. », à sa manière, transmet un message humain... Ce sont elles qui vous « riront » au nez. Il suffit de voir comment un réalisateur supra-talentueux et audacieux tel que Manu Jespers, dont les films raflent systématiquement des prix en festival (23 prix pour Le Dernier Rêve, mais aussi des prix pour Personal Spectator et Deux Soeurs), se retrouve le plus souvent sans aucun soutien financier pour faire ses films, qui sont pourtant de petits bijoux du point de vue narratif aussi bien que de celui des personnages, de l'esthétique et de la technique.
Le fantastique et la littérature/le cinéma de terreur, au fond, ont toujours été des genres qui permettent de parler de choses très graves sans toutefois se prendre outre-mesure au sérieux. Recourir à ces genres allège le propos, par métaphore et allégorie, par miroir déformant et par Vocoder interposés, alors que très souvent on y voit abordés des sujets tels que la chaise électrique, l'inceste, la violence conjugale, le despotisme, le sectarisme, ou tout simplement la peur de la mort ou la perte d'un être aimé...
Dans le roman de Vanessa Morgan, qui n'existe pour l'instant qu'en version anglaise, le lecteur se plonge dans un de ces petits villages autarciques et sectaires de l'Amérique profonde, qui nous sont devenus familiers à travers des oeuvres comme Deliverance de John Boorman, Twin Peaks de Lynch/Frost, ou encore The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper. On y retrouve le misérabilisme social, la claustration sociopathique et l'austérité puritaine d'une religion oppressive. Tout comme dans quelque pays politiquement obscurantiste, on y entre pour ne plus jamais en sortir, on y pénètre comme dans un caveau, et l'on y meurt à petit feu... ici en se noyant dans les eaux troubles d'un lac. Ambiance et thématiques ne vont pas sans rappeler le Rosemary's Baby d'Ira Levin ou The Village de M. Night Shyamalan. Il y règne une fausse légèreté, qui tendrait à faire croire à de l'innocence, de l''ingénuité de la part des villageois, mais qui dissimule une violence perverse. Les personnages se parlent entre eux dans des dialogues souvent superficiels et redondants, de façon à ne pas aborder de sujets plus cruciaux, et si ces sujets atterrissent sporadiquement sur le tapis, ça vire à l'évasif et au mensonge, car tout dans ce village est manipulation.
Finalement, cette histoire de hantise n'est qu'un prétexte pour parler de ce qui hante très concrètement bon nombre d'êtres humains, à savoir le besoin (tribal) d'appartenance et la peur (ancestrale) de l'inconnu. Dans une communauté dirigée par une tyrannie (ici, cette tyrannie est représentée par un élément naturel), l'homme se tourne vers des pratiques telles que la trahison, la délation, l'endoctrinement, le militantisme, la torture. N'est-ce pas là sans rappeler le nazisme ou toute autre forme de dictature ? La politique et la religion seront toujours les plus grands vecteurs de xénophobie et de misanthropie parmi les hommes, parce que leur « communautarisme » repose sur un principe d'« union à seule fin de marquer la désunion ».
Bien sûr, toute cette problématique est traitée ici de manière plus détournée et moins pesante, encadrée par une intrigue surnaturelle simple mais efficace. En fait, ce roman aurait constitué un excellent épisode pour « The X-Files » à ses débuts (avant que la série ne passe du fantastique à l'espionnage pur et dur et, à mon sens, beaucoup moins imaginatif), ou trouverait parfaitement sa place en adaptation pour la collection des MASTERS OF HORROR qui a réuni les plus grands maîtres du genre à travers le monde (John Landis, William Malone, Don Coscarelli...). Car si ce récit s'auréole d'une atmosphère nostalgique et mélancolique, il s'inscrit toutefois dans son époque, où l'on assiste à un regain des mondes de l'imaginaire, ce qui n'a rien de surprenant en ces temps de crise où lecteurs et spectateurs ont plus que jamais besoin d'évasion mentale (le succès de Harry Potter en fut une preuve difficilement réfutable, indépendamment de son fond plus « infantile »).
Notons aussi au passage l'esthétisme du langage qui démarque « Drowned Sorrow » de ces novellisations de séries (comme « The X-Files », puisque nous en parlions il y a un instant) ou d'un certain roman actuel (on pense à R.L. Stine, entre autres) qui ne montre plus aucune recherche ni trouvaille dans l'écriture, alors qu'un livre, c'est avant tout un travail sur les mots et sur leur agencement, voué à produire des effets et des émotions, car un livre doit se suffire à lui-même et, tel un film, doit fournir le son et l'image, en plus d'un bon casting et d'un bon scénario. On trouve chez Vanessa Morgan un souci de la beauté grammaticale, de la précision lexicale, de l'inventivité sensorielle. C'est avec suavité qu'elle nous immerge dans la violence, et avec grâce qu'elle nous confronte avec l'hideur. Peut-être est-ce pour son art de la description que certains critiques l'ont comparée à Stephen King, qu'ils ont trouvé en elle une déclinaison féminine du Maître incontesté du roman populaire angoissant. Mais oublions ces comparaisons, et jouissons tout simplement de cette nouvelle venue sur la scène de la fascination et du frisson.
Si tout ceci ne vous a pas convaincu de lire le premier roman de Vanessa Morgan, alors je ne peux vraiment plus rien pour vous. Vous allez sans doute grimper dans le métro pour entamer une journée des plus réalistes, faite de coups de fil, de lettres recommandées et de formulaires imprimés. Mais attention tout de même, car sur le chemin du métro pourrait survenir une panne d'électricité. Et personnellement je ne serais pas tranquille, avec tous les rats qui guettent les sous-sols de la ville...
© Daph Nobody, 7-16 novembre 2009
EXTRAIT DU ROMAN « DRWONED SORROW » de VANESSA MORGAN (traduction : Daph Nobody, 16 novembre 2009 ; pp. 49-50, chapitre SIX)
« La nausée se manifesta aux environs de cinq heures du matin. Ce n'était pas le type de malaises auquel il était accoutumé. Kenny devait vivre au quotidien avec l'envie de gerber, mais au-delà du caractère incommodant de la chose, jamais il n'avait eu pour autant le sentiment qu'il était mourant. Kenny tenta de quitter son lit, mais avant même qu'il ne puisse s'asseoir, il fut pris d'un étourdissement et sa vue se voila d'un brouillard sombre. Il ne se sentit plus la force d'envisager la moindre action : chercher ses médocs sur la table de nuit, c'était déjà beaucoup demander. Ses mains tremblaient tellement qu'il ne parvint pas à extraire ces foutues pilules de leur flacon. Alors qu'il y était presque, il renonça, dut reposer la tête sur l'oreiller, le souffle saccadé par l'effort. Une lourdeur se répandit dans tout son corps, écrasant ses dernières forces. Il se demanda combien de minutes ou d'heures il lui restait à vivre. Il surprit son reflet dans le miroir de la garde-robe en face du lit. Son teint cendreux, appuyé par une chevelure poisseuse, que la sueur avait affaissée sur son crâne, rendait son visage méconnaissable. Ses yeux s'étaient repliés au fond de leurs orbites, et épiaient avec défiance derrière le retranchement des cils. Quelques heures plus tôt ce matin, il s'était senti mieux, et cela lui avait donné l'espoir de recouvrer bientôt son énergie et sa santé. Mais au fil des tours d'horloge, la faiblesse due à son cancer l'avait regagné parcelle après parcelle, et à présent le mal s'était solidement réinstallé, plus violent que jamais. Plus aucun doute désormais, sur le fait que ses jours étaient comptés. Kenny Fisher allait passer l'arme à gauche. Pas dans un futur vague et lointain, mais dans les heures à venir. La rage de vaincre la maladie l'assaillit de plus belle. Il serra le poing et son désir de se remettre debout n'en fut que plus grand. Il rassembla ses dernières forces et s'ordonna de marcher jusqu'à la porte de sa chambre d'hôtel. Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte d'Eva. Il lui sembla qu'une éternité s'écoula avant qu'elle n'ouvre enfin. A l'expression sur le visage de celle-ci, il comprit qu'elle savait pourquoi il était là. (...) “Tout va bien se passer, lui assura Eva. Fais-moi confiance, Kenny, tu vas te sentir mieux que tu ne t'es jamais senti de toute ton existence.” » Drowned Sorrow © Vanessa Morgan, 2008 Drowned Sorrow © Vanessa Morgan 2008 ; pour la traduction française : Daph Nobody, 2009
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