Daph Nobody

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un homme, un regard sur l'homme

lundi 14 décembre 2009

COUP DE COEUR n°1 : PIERRE LEKEUX, UN ACTEUR QUI JOUE... AVEC LE FEU (Daphnis Boelens, novembre 2009)



COUP DE COEUR n°1 : PIERRE LEKEUX ou UN ACTEUR QUI JOUE... AVEC LE FEU



Acteur de formation, et producteur à une époque florissante du cinéma belge, il n'a cessé d'être présent dans le paysage cinématographique de notre pays depuis déjà deux décennies. Parfois à l'insu de tous, d'ailleurs. Mais ce fait est le résultat d'un éclectisme qui lui est propre, d'un esprit audacieux qui le pousse à s'engager systématiquement dans des projets qui s'aventurent au-delà des territoires familiers et populaires, et qui, s'ils ne relèvent pas du spectaculaire, n'en appellent pas moins aux tripes de ses intervenants. Est-ce un choix ou un hasard ? La vérité est que les rôles qu'il a endossés ont toujours été des rôles forts, et par conséquent des rôles souvent abrupts, pour ne pas dire éprouvants. Que ce soit en professeur de conservatoire, pervers manipulateur euphorico-dysphorico-maniaque, en prêtre « gestionnaire d'un patrimoine spirituel qui relève de l'imposture » et en perte complète de repères, ou encore en flic déchu justicier à ses heures et boitant sous le poids de la culpabilité alors qu'il est en proie à des assuétudes qui minent son self-contrôle, on retrouve chez Pierre Lekeux ce triomphe de l'inadéquation, cette consécration de la quête du tout et du rien, cette volupté acérée caractéristiques d'un cinéma de l'errance (et de l'outrance ?). Par monts et par vaux, un homme se cherche et se trouve de dangereux « alter ego ». Quand la mort ne les traque pas, ses personnages enfilent eux-mêmes le costume « crâne sous cape et grande faux », et en toute contradiction la vie fait alors éruption tel un volcan, exacerbée.

Un élément précis relie tous ces personnages entre eux, à savoir leur caractère désemparé face à une situation qui les dépasse (bien qu'ils l'aient parfois provoquée eux-mêmes), et qu'ils tentent de dominer en recourant tantôt à la violence, tantôt à la spiritualité. Dans un contexte comme celui du 21ème siècle, est-il si étonnant qu'on ne se souvienne de Pierre Lekeux que pour ses rôles durs, et qui lui valent de recevoir encore aujourd'hui sur son bureau moult scénarios surexploitant le côté sombre de sa personnalité, au détriment de sa sensibilité touchante et de son humanisme à fleur de peau ? C'est encore un Manuel Poutte ou un Marian Handwerker qui sont parvenus le plus justement à lui offrir quelques moments d'émotion affective dans leurs films, respectivement « La Danse des Esprits » et « Combat avec l'Ange ». Deux films tournés avec des bouts de ficelle, dans des conditions difficiles, le second, de surcroît, dans une tension de plateau déplorable et accablante.

Ce qu'il y a de plus particulier dans le travail de Pierre Lekeux au cinéma, c'est cette frontière floue qui s'est instaurée (malgré lui ? en raison de son tempérament cyclopéen ?) entre l'être et l'interprété. La plupart des réalisateurs – et ce phénomène est assez exceptionnel – se sont emparés de la biographie ou de la personnalité mêmes de l'acteur pour façonner le personnage central de leur film. Solution de facilité ? (Soulignons au passage le manque évident de bons scénaristes en Belgique, faute de formations pertinentes et ouvertes d'esprit en la matière ; en cause, une mentalité oppressante et ostraciste des instances culturelles et des écoles cinématographiques belges.) Non, sans doute plus que cela. Tous ont perçu dans cet acteur une richesse sensorielle phénoménale, qui leur fait parfois réduire leur scénario à un vague traitement de quelques pages, tandis qu'il se disent : « Pas la peine de se casser la tête, Pierre fera le reste comme il l'a toujours fait ». D'où mon sourire lorsque des gens lui reprochent d'incarner des personnages trop proches de ce qu'il est dans la vraie vie, et l'accusent par conséquent d'être un « faux » acteur, un « usurpateur ». Le personnage de Pierre Radowsky, dans Strass, est assurément le plus emblématique de cette « tendance usurpatrice » -- non pas de l'acteur mais bien -- des metteurs en scène, où les récits de vie du professeur d'acting sont en réalité tantôt des fragments biographiques purs de l'acteur, tantôt des improvisations de Pierre lui-même, reposant exclusivement sur sa présence/prestance et sa fantaisie naturelles. On en ressort avec cette même impression qui nous avait dominés en regardant C'est arrivé près de chez vous, tandis que dans notre esprit ne se dessine que de manière très floue la frontière entre l'acteur et le personnage. Ce fut encore le cas avec Last Night on Earth, où, ayant pour base de travail un scénario d'une centaine de pages constitué majoritairement de monologues vomis sur tous les fondements de notre société capitaliste, phallocrate et judéo-chrétienne, Pierre Lekeux a dû tout refiltrer à sa sauce, de sorte que Max devient une nouvelle déclinaison (nuancée à certains moments, poussée à l'extrême à d'autres) du Pierre Radowsky de Strass. Même en suivant le personnage de Lambert dans Combat avec l'Ange (qui est pourtant un des films les plus fictifs -- et les plus tendres -- de sa carrière), on ne peut s'empêcher d'y reconnaître Pierre Lekeux, car comme un Gabin il s'impose à l'écran pour évincer tout « acting » au sens propre. Ainsi, au fil des films, Pierre Lekeux a façonné des personnages qui se répondent entre eux dans un discours général d'une cohérence saisissante. Si on les rassemblait tous autour d'une table, on assisterait sans doute à un virulent débat psycho-économico-social qui conduirait à l'instauration d'un parti politique résolument apolitique. De fait, lorsqu'on rencontre l'acteur à la table d'un café ou au comptoir d'un festival, on se rend vite compte que l'on est en présence d'un homme qui, tel un syndicat ouvrier à lui tout seul, se bat pour les droits fondamentaux des gens qui suent au turbin – lui-même occupant des postes qui le tiennent proche du peuple au sens large –, et condamne la bourgeoisie égocentrique et élitiste ainsi que toute forme d'intronisation par droit divin. Ses propres combats, ses propres croyances et indignations, constituent la base même de ses personnages à l'écran. Pas de « paraître » possible sans « être » sous le masque, donc.

A ce titre, on peut dire que, depuis vingt ans, Pierre Lekeux n'a cessé d'incarner sur les grands écrans des rôles « extrêmes », ou en tout cas de vivre le cinéma d'une manière « extrême », en se servant de son propre vécu, pas seulement pour donner à ses personnages un poids émotionnel (ce que doivent faire tous les acteurs), mais carrément pour leur fournir un passé, souvent inexistant sur les scénarios qu'on lui propose. Une prouesse qui a cependant un revers à la médaille, puisque cela le discrédite aux yeux d'un certain lobby culturel. N'est-ce pas de la part d'un réalisateur, en imposant une telle optique à un acteur, lui mener la vie dure et le cataloguer d'entrée de jeu dans un « cinéma alternatif underground » ? A quand une véritable fiction au cinéma pour cet acteur fantastique, aux multiples facettes, qu'est Pierre Lekeux ? A quand le cadeau de cette détente que peut représenter l'incarnation d'un personnage qui se situe aux antipodes de soi-même ? A quand, pour ainsi dire, un contre-emploi, un contre-Lekeux ? Qui en sera capable, à l'heure où le cinéma francophone (aussi bien en Belgique qu'en France), accuse cette fâcheuse et irritante tendance à virer dans le « ficto-biographisme » ou à basculer dans un naturalisme « documentareux » ? Là, j'ose le dire : solution de facilité !

Curieusement, comme par un rapport schizophrénique avec le multimédia, sur le petit écran Pierre poursuit un itinéraire plus classique et plus « paisible ». Les rôles tenus dans des téléfilms pour la Belgique ou la France lui ouvrent la porte de la fiction dans l'acception la plus élémentaire du terme. Des rôles qu'il a, du reste, obtenus non sans difficulté, car la plupart des réalisateurs formés et formatés pour la télévision trouvent probablement en lui une personnalité trop forte, trop imposante pour lui offrir un premier rôle à heure de grande audience sur une chaîne leader. Contrairement à ce que l'on se plaît à dire, il est faux de croire qu'un acteur peut tout jouer ; les Américains l'ont bien compris et procèdent la plupart du temps par « rôles écrits sur mesure », parfois à tort, j'en conviens, car cela restreint résolument le spectre lumineux à quelques couleurs qui, un jour, sont fatalement trop exploitées et épuisées, ce qui conduit l'acteur au chômage ou, dit plus élégamment, à une retraite vachement anticipée ; c'est d'ailleurs là que ne s'en sortent finalement que ceux qui seront parvenus à se diversifier au hasard des projets audacieux. Dans cette optique, donc, le cinéma de Pierre Lekeux appartiendrait plutôt à la tranche audimatique 23h-2h du matin. Quand on parle de Pierre Lekeux avec les spectateurs, avec la presse ou encore avec le milieu du cinéma, se dresse rapidement le portrait d'un acteur plus-belge-que-belge dont la carrière est importante mais ignorée, dont le nom évoque (exagérément peut-être, mais tout à fait légitimement quand on se penche sur l'ensemble de ses films) une forme de rébellion désabusée contre le Système établi, d'insoumission iconoclaste, d'anti-hiérarchie viscérale (sans toutefois d'anarchie, nuance !) et de révolution permanente, en d'autres termes : un électron libre au pays des « ondes canalisées ».

Notons, pour terminer, sa carrière incroyable dans le domaine du court-métrage. Il a à son actif une série innombrable de films d'étudiants et professionnels, qui montrent de lui un panel de personnages bien plus élargi encore que dans ses téléfilms et longs-métrages. Les jeunes réalisateurs l'aiment, et tous veulent travailler avec Pierre Lekeux, tous en souvenir de «Strass», qu'on leur projette comme film d'école dans le cadre de leurs cours de réalisation et de direction d'acteurs.

Enfin, voilà. Par ces quelques mots, je voulais rendre hommage à un acteur qui pendant tant d'années a été malmené, sous-exploité (pour ne pas dire « inexploité »), bafoué et déclassé tout en étant catalogué, et qui, à mon humble avis, n'a pas encore dit son dernier mot dans le canevas du 7ème art. Seul l'avenir nous le dira.

Sa carrière au cinéma est tel un « road movie », où en grimpant dans une bagnole on ne sait jamais à qui on a à faire, ni vers où on se dirige et dans quoi – quel merdier – on s'embarque. C'est le cas pour tous les acteurs, certes, mais n'est-ce pas davantage le cas quand, en grimpant dans la bagnole, on vous demande de prendre le volant ?

Avec tout mon amour à cet acteur viscéral, et plus encore à cet homme formidable qu'est Pierre Lekeux, mon confrère, mon frère, mon ami.
© Daphnis Boelens, alias « Daph Nobody », novembre 2009

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