COUP DE COEUR n° 5 :
« LA DANSE DES ESPRITS » (1997)
ou UN FILM EGARE SUR DES HOMMES EGARES :
UNE INTRODUCTION DE DAPH NOBODY
AU FILM DE MANUEL POUTTE AVEC PIERRE LEKEUX – février 2010
Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur le mensonge ?
Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur l’inavouable ?
Qu’y a-t-il de plus vrai qu’un film sur le besoin de croire et la nécessité d’espérer ?
Qui donc se souvient de ce film réalisé en 1997 avec un très beau Pierre Lekeux qui assurait son premier grand rôle dans un long-métrage, tout en douceur et tout en justesse?
Moi, je m’en souviens. Souvenir en clocher au milieu du village du for intérieur.
En réalité, je ne l’ai découvert que des années après son baptême, et ma première réaction, il me faut le confesser, fut assez négative. Je trouvais ce film triste, mal construit (de longues séquences développant des personnages secondaires balayaient le personnage central du prêtre pendant un si long moment qu’on se demandait où diable il avait disparu), désolant car fagoté d’«inaboutis» et crucifié par sa structure. Mais des visions successives de LA DANSE DES ESPRITS m’ont réappris – ça s’oublie vite, avouez-le ! – à voir un film pour ce qu’il est et non pas pour ce que j’aurais aimé qu’il soit si j’en avais été le réalisateur. Au-delà du respect d’un auteur, c’est de l’ordre de l’adaptation conventionnelle au regard d’autrui que requiert toute oeuvre. Être spectateur est un travail du cerveau et du coeur. Par conséquent, loin de moi toute prêche moralisatrice ou rédemptrice, de même que tout Jugement dernier. Une seule chose est certaine, pour un gosse qui comme moi a grandi dans la paroisse du spectaculaire populaire, en lisant du Stephen King et en visionnant du John Carpenter, avec du Tangerine Dream dans le Walkman et du popcorn on the knees, il faut parfois un temps d’adaptation face à un tel exotisme qu’est le cinéma belge pour... le Belge que je suis pourtant malgré moi, amen.
Donc, pour nous résumer, nous ne sommes pas ici en présence de NEW YORK 1997, mais bien de Saint-Alba 1997 (ou, en anglais, Escape from Saint-Alba). Pas de Snake Plissken engagé par le gouvernement pour retrouver le Président, mais un Paul Radowski engagé (par procuration) par Dieu pour sauver une croyance iconique. Que ceux qui veulent voir des explosions changent de salle. Que ceux qui veulent dormir ou fricoter changent eux aussi de salle, merci d’avance.
En parlant d’explosions, il y a des films qui vous explosent en plein bénitier dès la première vision, et d’autres comme celui-ci qui demandent de multiples séances du dimanche mais qui, à force d’être regardés, s’impriment en vous comme un battement de coeur voué à vous habiter avec la même force qu’un amour. En somme, ils produisent une épiphanie. LA DANSE DES ESPRITS – rien à voir, vous l’aurez compris, avec LA FIEVRE DU SAMEDI SOIR – est un film qui parle à l’enfant égaré qui erre en nous. J’aime particulièrement son audace confidentielle. A une ère comme la nôtre dédiée à la technologie, à l’argent, aux records et aux déviances, rien n’est plus difficile, rien ne relève davantage du défi, que de réaliser un film ayant pour thème la « spiritualité » (la quoi ???). Notons, chère Amélie, que celle-ci s’y voie radicalement remise en question dans un jeu de « make-believe » caractéristique de toutes les religions du monde, car après tout elles ne reposent (à l’échelle humaine, bien évidemment), dans leur technique de fidélisation, que sur les principes de la peur et de la séduction, de l’affabulation et de la tromperie, en un mot : de la manipulation. C’est une critique acerbe que nous propose Manuel Poutte du « monde merveilleux de la foi ». Et ma foi, il frappe juste. Amen.
Y a-t-il encore une place pour Dieu sur la banquette arrière de notre bagnole « full-options », dans le coeur d’un flic de banlieue ou d’un trader, sur une scène politique qui tient davantage compte des intérêts «suppléments» d’une élite que des besoins vitaux de la multitude, ou à table en famille tandis que tous les yeux sont rivés sur un nouvel épisode d’une télé-réalité mettant en scène une bande d’imbéciles coincés dans une villa ou dans une ferme, à se battre pour des quotidiennetés ou des mondanités ?... et ce sur l’écran d’un téléviseur 21/9 FULL HD Ambilight, s’il vous plaît ! Y a-t-il encore une place pour Dieu dans un monde si découpé par des frontières et des classifications – entendez par là «clanifications»... Y a-t-il encore une place pour Dieu dans un monde où l’on n’est défini que par sa carte d’identité, son casier judiciaire et son héritage matériel ou artériel, voire, à la rigueur, par son sex appeal ?
Face à ce questionnement, et face au triptyque de la dernière chance, nous assistons ici à la rencontre de personnages disparates, que rien ne destinait à se croiser mais qui se retrouvent rassemblés pour une même « illusion » (à ce titre, ce film est d’un pessimisme franc). Tous s’avèrent inadaptés, marginalisés, rejetés, incompris, condamnés. Un animateur de karaoké, souffrant d’une maladie incurable, proche de la mort (est-ce vraiment la délivrance ?), qui prie le Grand Sauveur pour ne plus souffrir et pour éventuellement s’en tirer pour pouvoir se tirer... en Inde. Une femme enceinte, adepte de rites impies, qui a senti dégouliner tant de sueurs mâles dans ses cavernes intimes qu’elle se sent moisie jusqu’à l’utérus et souhaite se débarrasser de son embryon, fruit du péché de la chair, quitte à en crever elle-même. Un footballer qui ne parvient plus à marquer des buts et qui, après avoir perdu sa petite balle magique qui lui portait autant de chance que de marcher dans un étron fumant juste avant de se présenter à la porte d’un night-club select, trouve encore pour seul refuge la croyance (tombée du ciel, si l’on peut dire) dans le miracle de Saint-Alba, comme tous les autres. Et puis, en sus de ces destins indésirables, le monde d’une maison de repos, dont les locataires n’ont plus que des rêves de paix et de santé, l’espoir d’une visite dans leurs solitudes partagées, qui n’aspirent plus qu’à chanter leur passé comme on fredonnerait du Charles Trenet en feuilletant un album de photographies achromes. Le seul espoir dans ce film, finalement, vient précisément de ces personnes au crépuscule de leur épopée terrestre. C’est le comble, non?
Un panel de personnages aussi attachants que celui non pas « campé » mais bien « imprégné » par le simple mais magnifique Omer Lefrancq qui, même lorsqu’il appelle son chat pour lui donner à bouffer, arrive à dégager une émotion extraordinaire. Ce qui me ramène à dire, brève parenthèse, que le meilleur acteur est celui qui ne joue pas mais qui déjoue l’art de la comédie. Un rôle sur mesure, sans démesure. Le porteur d’espoir, de la bonne parole, en décalage avec un monde qui n’a que faire de la sagesse de l’esprit si elle n’est pas signée Bob Marley ou Gandhi (comme ce jeune voisin à qui il rend visite pour lui proposer une excursion en pleine nature et qui lui fait part de ce même enthousiasme qu’on pourrait exprimer à la vue d’une bouteille d’huile de ricin).
Pour créer le lien entre ces différents « destins tragiques », un prêtre itinérant, protagoniste malgré lui, interprété par un Pierre Lekeux d’une sobriété que beaucoup auraient du mal à imaginer en n’ayant vu que le divaguant STRASS de Vincent Lannoo. Un Pierre Lekeux d’un naturel saisissant, loin de tout excès, de toute violence, de toute burlesquerie provocatrice. Là encore, on détecte la présence (plus nuancée que dans le rôle précité de cynique professeur de conservatoire) d’une improvisation personnelle, et ceux qui connaissent l’homme derrière l’acteur savent combien les metteurs en scène belges, pathologiquement incapables d’écrire du dialogue, lui ont demandé de combler les vides contextuels, d’insuffler la vie – une présence pragmatique – à ses personnages qui manquaient de cet éclat qui fait d’un petit taximan nommé Travis Bickle un « missionnaire du macadam », un « afternoon hero », un « survivant du caniveau », qui va – ou qui veut – changer quelque chose dans le monde afin de se sentir exister.
Paul Radowski, tel un ange mais un ange impuissant, vient à la rencontre de ceux qui attendent de lui un miracle. Il en est le coryphée, le portail, le pseudo-garant. Loin d’être magicien, il se contente de réconforter et de tisser la confiance au fil de l’empathie, usant de paroles qui lui échappent, qui l’amènent à un auto-questionnement, comme lorsqu’il relate cette anecdote de supermarché, pour remplacer l’adage consensuel par un instant plus concret que quelque homélie biblique mais tout aussi mystérieux. Est-il à sa place sous sa soutane, alors qu’il est devenu, modernité oblige, un fonctionnaire de la foi, un facteur de la bonne parole d’hospices en hôpitaux, un contractuel de la misère humaine, un MC (Maître de Cérémonie, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le jargon des discothèques) qui, à ses heures, apprend à chanter du gospel au sein d’une Communauté Africaine en vue de s’accorder davantage, non pas à Dieu, mais à ceux qui cherchent à se fondre dans l’harmonie présumée du chant céleste. Un homme entreprenant, toujours débordé, constamment sur les routes – est-ce seulement la bonne route pour se préserver de la banqueroute ? Car, en effet, il apparaît de plus en plus égaré à mesure que le film avance : d’abord, il arrive en retard au chevet d’un mourant qui entre-temps a passé l’arme à gauche, ensuite il semble décroché des textes saints en se raccrochant à des anecdotes anodines de la vie de tous les jours en guise de parole divine, enfin, lorsque tombe le couperet de la supercherie du tableau, il s’effondre, brisé dans ses propres fondements, réduit à néant l’espace d’un instant, à la culpabilité d’un complice par défaut. A quoi se raccrocher, lorsque sa seule assise est en toc? Et pourtant, il se relèvera (Se révélera-t-il pour autant? Non, car il poursuit son programme de vie comme si de rien n’était.) et poursuivra sa route direction le village suivant, car il n’y a guère d’autre issue que celle d’entretenir un empire dont on connaît désormais toutes les lézardes et dont on imagine la forme que prendra, un jour prochain, sa destitution.
La performance de Pierre Lekeux se distingue par son absence de spectacularisme, de verbosité, par sa retenue et son effacement. L’authenticité de ce personnage qu’il a construit et longuement étudié est telle que par instant on frise le reportage, comme lorsqu’il accueille une par une les personnes qui entrent dans la chapelle. Pas de surjeu, peut-être pas même de jeu, mais dans le bon sens. C’est d’ailleurs le même topo avec les autres comédiens (« amateurs », me suis-je laissé dire, bien que, à mes yeux, ce terme soit très inapproprié dans le milieu du spectacle), qui donnent rarement l’impression de tenir un rôle. Cette authenticité était indispensable pour rendre la thèse crédible – on est à des années-lumière du Da Vinci Code, et c’est tant mieux !
Ce qu’il manque cependant au récit pour compléter l’empathie, notamment vis à vis du prêtre, c’est une relation avec les différents personnages en quête de salut. S’il entre en rapport avec la femme noire lorsqu’il cherche à suivre des cours de chant, on ne sent en revanche aucun lien avec l’animateur de karaoké ou le footballer. Or, on aurait aimé sentir un rapprochement individuel entre eux, cela n’en aurait que renforcé le final, et le questionnement abstrait de Dieu se serait transformé en interrogations (de la part de ces ouailles d’infortune) dirigées droit sur le prêtre, ce qui aurait rendu le procès de la foi plus concret encore, plus humain. Mais le résultat du choix du réalisateur n’en est que plus défaitiste, puisque les croyants continuent d’être bafoués alors que nous, spectateurs, assistons aux coulisses « techniques » de la « sainteté » et avons envie, comme un enfant qui assiste à un spectacle de marionnettes et qui voit le loup s’approcher silencieusement derrière le chaperon rouge, de crier : « ATTENTION!!! ». En quel salut croire encore lorsqu’on démystifie le Royaume, en théorie, le plus immaculé? Qui implorer pour une quelconque délivrance, entre un Dieu inaccessible, impénétrable et d’un silence bergmanien, et ses représentants humains qui s’avèrent duper les fidèles pour le bien des nécessiteux et au nom de la préservation d’une Institution éminemment sectaire?
Ce qu’il manque aussi au film, c’est une structure plus soutenue. Le réalisateur a voulu dresser des portraits de chaque personnage en blocs narratifs séparés, ce qui saccade le film par de si longues séquences concentrées sur l’un et l’autre personnage que l’on finit par oublier le personnage qui a été développé juste avant. Peut-être aurait-il été plus dynamique d’adopter le montage alterné du cinéma à suspense ou même celui des films « carrefours » comme Short Cuts, Magnolia ou encore Happiness, où l’on suit en parallèle plusieurs personnages, sans s’attarder pendant vingt minutes sur l’un sans plus voir l’autre. Ainsi, le prêtre, qui est pourtant le pilier central de la thèse soutenue, le fil conducteur du récit et le point de rencontre de tous les personnages, désinvestit l’écran pendant toute une partie du film, le temps que nous soient montrés les destins de ces quelques hommes et femmes en quête d’une assistance divine. Du coup, il perd ce rôle de repère pour le spectateur qui s’égare d’un récit à l’autre ; très vite on se demande où on cherche à nous mener, et fatalement on finit par décrocher. A une époque où le spectateur ne fait plus le moindre effort, tout lui étant de plus en plus servi comme sur un plateau d’argent, Manuel Poutte joue avec le feu. C’est à ce niveau-là que je disais, d’entrée de jeu, qu’il m’a fallu plusieurs visions du film pour le comprendre entièrement et pour assimiler tous les personnages. Car ce n’est qu’après de multiples visions que l’on saisit toutes les nuances et toutes les couches de ce montage sociétal. Ce qui signifie aussi que cette richesse intérieure, ce film la possède, et cela est en soi une réussite ; en effet, le problème de présentation ne sera jamais aussi grave qu’un problème de fond. Un bon fond à la forme maladroite est préférable à un fond creux à la présentation sublime. A mon sens, du moins, et je l’assume pleinement. Ici, on a le sentiment de plusieurs courts-métrages qui auraient été rassemblés parce qu’ils traitaient d’un même sujet. C’est l’art du montage que de parler de tous les personnages en même temps, sans pour autant les apercevoir en permanence et simultanément à l’écran. Certes, c’est un choix esthétique du réalisateur que de raconter cinq histoires une par une avant de les réunir à l’approche de la fin, et entrecouper les séquences les aurait peut-être déforcées. Mais la question ne sera pas posée, les dés étant jetés. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen!
Tout cela étant dit, LA DANSE DES ESPRITS, pour avoir osé aborder ce qu’aucun autre film n’osera sans doute plus jamais aborder en ces termes, mérite une admiration et une reconnaissance au panthéon du septième art ; le même type d’admiration que l’on peut, d’un point de vue idéologique, vouer à un Robert Bresson, même si l’aspect formel chez ce dernier est terriblement soigné et le visuel particulièrement léché. Car n’oublions pas qu’une oeuvre est avant tout réalisée pour plaire à son auteur et non pas façonnée sur mesure pour la critique et le public. Si ce film est difficile pour son fond et sa forme, il n’en reste pas moins généreux avec les émotions et les sentiments, et le coeur d’une histoire est avant tout une affaire de battements de coeur. Sur ce plan, la partie est plutôt réussie. Quand on sait, en outre, les conditions budgétaires difficiles dans lesquelles il s’est tourné, on ne peut que lever son chapeau. Ou sa barrette.
Bonjour chez vous.
Daphnis Boelens, 6-7-8-15 février 2010
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