DAPH NOBODY : « J’ACCUSE ! »
Bruxelles, le 15 février 2010
Bonjour,
Je profite de l’occasion de ces tables rondes proposées dans le cadre de cette réflexion sur le rapport du droit d’auteur à Internet, pour dire quelque chose que j’avais envie de dire depuis un certain temps déjà. Si je prends autant de temps pour rédiger cette lettre, c’est parce que l’heure est grave.
Avant tout, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Daphnis Boelens, écrivain et scénariste sous le pseudonyme de Daph Nobody, auteur notamment du roman « BLOOD BAR » paru en novembre dernier chez SARBACANE/ACTES SUD, ayant à son actif divers courts et longs-métrages qui ont fait le tour de festivals internationaux (« Histoire d’Argent », « Last Night on Earth », « A Broken Life »...) ainsi que des pièces de théâtre dont la prochaine sera jouée en mai 2010 dans la langue de Shakespeare, moi-même écrivant en deux, et même en trois langues. Soit.
Je dis cela pour souligner le fait que je suis AUTEUR et que je suis donc LA PREMIERE PERSONNE CONCERNEE PAR CE PROBLEME DE TELECHARGEMENT INTERNAUTIQUE. Je devrais donc jubiler et crier victoire eu égard à cette loi Hadopi votée en France récemment, et proposée plus récemment encore en Belgique, qui repose fondamentalement sur une politique de répression... à mon humble avis, répression disproportionnée et totalement inefficace pour ce qui est de résoudre une fois pour toutes le problème des droits d’auteurs sur la « toile ». Je vais tâcher, dans les quelques paragraphes qui suivent, d’expliciter ma position qui peut paraître radicale mais qui n’est pas moins radicale que la position, à l’opposé, d’une paire de menottes.
En tant qu’auteur, je ne pense pas sabler le champagne chaque fois qu’un petit internaute aura téléchargé un de mes films sur Internet et se sera fait coincer par les instances juridiques compétentes en la matière, se voyant privé d’Internet pendant un an et accablé d’une dette qu’il mettra dix ans ou plus à rembourser, sans parler d’une possible peine de prison. Quand bien même je toucherais dix pour cent de la somme qu’il devrait à titre de dédommagements, je trouverais encore cette situation des plus malsaines. Je pense que l’heure est venue pour les « dirigeants » de prendre leurs responsabilités de manière adéquate. Car il faut CHOISIR ce que l’on veut. Soit on interdit les sites qui hébergent des musiques, films et autres programmes et documents de manière illégale, soit on autorise les visites sur ses sites, car c’est un peu facile de s’attaquer au petit internaute sans se mesurer à ces sociétés web qui pèsent des milliards (entendez par là Google ainsi que les sites de téléchargement gratuit) et qui, bien entendu, se défendront avec une légion d’avocats, alors que le petit internaute, lui, n’aura d’autre possibilité que de prier pour que la sentence ne le condamne pas à un enfer terrestre de précarité financière et d’interdits sociaux étouffants. Car interdire Internet aujourd’hui est une atteinte à la vie sociale et professionnelle d’un individu. C’est UNE ATTEINTE DES PLUS GRAVES AUX DROITS DE L’HOMME. Cela revient à le marginaliser, à lui interdire toutes sortes de services publics et de moyens pratiques (notamment dans le cadre d’une recherche d’emploi) dont l’accès est facilité par la « toile ». Si dans une grande ville on peut encore s’en sortir plus ou moins, dans un petit village c’est clairement condamner quelqu’un à l’isolement, à l’exclusion, à la désocialisation.
J’ai moi-même grandi dans la pauvreté, à une époque où Internet n’existait pas même dans nos rêves les plus fous. Mon premier poste de télévision date de mes 11 ans (un écran 37cm, avec 5 chaînes différentes pour le même prix, luxe suprême !), et je suis bien placé pour vous dire que lorsque vous « n’avez pas les moyens », votre culture en prend un sérieux coup, et vous vous retrouvez très vite en wagon de queue, réduit au mutisme de l’ignorance et à la solitude du déphasage par rapport à l’époque censée être la vôtre. J’ai clairement grandi dans un manque de culture moderne, que je palliais vainement en écoutant des disques microsillons de Jacques Brel, d’Edith Piaf et autres 78Tours sur un vieux pick-up grinçant et brailleur. Idéalement, si quelqu’un de passionné mais d’indigent souhaite voir tous les films qui existent sur terre, ce devrait être son droit le plus fondamental. Or, s’il n’a pas de quoi se payer un film ou un CD (dont les prix en magasin sont parfois EXORBITANTS et INDECENTS!!!, et ce sans parler du prix des places en salle), il n’a donc pas accès à la culture, ou doit se contenter d’un accès limité permis par quelques associations culturelles caritatives ou par une poignée d’actions sociales dues, par exemple, au CPAS. Et puis, voilà que se présente à lui un portail extraordinaire sur toute la culture musicale, cinématographique, littéraire... du monde entier ! En un clic, il peut voir et entendre des choses qu’il n’aurait pas l’occasion de voir et entendre autrement. Mais on lui fait alors savoir que... « oui toute la culture est là et facile d’accès, mais interdiction formelle d’y toucher. » C’est un peu comme de faire renifler une poire juteuse à un taulard affamé, à travers les barreaux de sa cellule, en lui disant : « C’est bon ça, hein? Mais c’est pas pour toi, ha ! ha ! ». Tout le monde n’a pas la chance, comme Mr Sarkozy et comme les gens fortunés de ce monde, de s’acheter tout ce qu’il veut quand il le désire. Certaines personnes vivent dans une telle misère, tout en bossant « comme des nègres au temps de l’esclavage » (pardonnez-moi l’expression, mais son choix est judicieux), qu’elles ne peuvent rien se permettre, et qu’elles sombrent alors, en sus de l’indigence matérielle, dans une pauvreté spirituelle et intellectuelle, qui en font des êtres détruits, malades, névrosés, frustrés, voués au crime ou au suicide. Est-ce là une société que l’on ose qualifier d’humaine, où TOUS LES HOMMES SONT EGAUX EN DROITS??? Tous les hommes qui ont la chance d’être nés du bon côté de la barrière, dirons-nous, pour être plus corrects.
Aujourd’hui, à l’ère où l’ordinateur s’est installé dans toutes les chaumières, s’est créé un accès illimité à toute la culture, pour tous, dans une gratuité (relative, car nous payons tout de même un abonnement Internet, de l’électricité, des outils informatiques... dont certains sont déjà taxés d’un pourcentage dédié au droit d’auteur, soit dit en passant) et une « impunité » qui dérangent essentiellement des sociétés qui souhaitent se mettre toujours plus d’argent dans les poches afin d’atteindre une position de multinationales qui les rend intouchables et superpuissantes. Soyons honnêtes, toutes ces lois émises depuis quelques années profitent davantage à ces grosses machines financières qu’au petit artiste : personnellement, je galère toujours autant qu’il y a dix ans, donc pour moi rien n’a changé véritablement. Ce n’est pas ça que l’on demande. Autant se tourner vers les sociétés pétrolières qui s’enrichissent au détriment de toute l’humanité (sur un plan écologique, notamment), car avec ce qu’on pourrait « en tirer » (si vous me permettez l’expression), on pourrait facilement financer cinq fois AVATAR de James Cameron.
Je suis partisan d’un accès libre à ce qui existe, puisque, si quelque chose existe sur une longue durée, c’est que d’une certaine manière ce quelque chose est cautionné par le Pouvoir Établi, sinon ce quelque chose n’existerait plus de manière aussi OUVERTE et ACCESSIBLE, voire plus du tout. Voici l’image qu’évoque en moi le système répressif mis en place par Mr Sarkozy et par certaines « instances juridico-culturelles » :
« Imaginons un magasin de cocaïne s’installant en plein centre de Bruxelles. Les autorités laissent le magasin en place, exercer son commerce en toute impunité. En revanche, des policiers sont plantés à la sortie, et toute personne ressortant du magasin est aussitôt appréhendée et condamnée. Mais on se garde bien d’ordonner la fermeture du magasin, on préfère s’attaquer au petit drogué qui en ressort avec sa petite dose pour la journée. Et on lui dit : « pour te punir, tu n’auras plus le droit d’entrer dans aucun magasin pendant un an » (= interdiction d’Internet, qui est pour beaucoup comme pour moi un indispensable outil de travail et donc de survie). » Voilà, de manière plus imagée mais scrupuleusement calquée, le système répressif proposé actuellement. » Notez aussi que des personnalités telles que Catherine Deneuve et Chantal Akerman n’ont pas soutenu ce système punitif nommé HADOPI. Si je témoigne du mépris vis à vis d’un système répressif censé profiter à ma propre personne en tant qu’artiste et auteur en particulier, c’est parce que, pour ne pas me répéter, j’estime que l’heure est grave, et que l’on se dirige sur une voie qui n’est pas tant justifiée par un désir d’équité que par une exaltation de pouvoir, que par le plaisir, pour un groupuscule sociétaire, juridique et gouvernemental, de se savoir exerçant un pouvoir sur des gens qui n’ont aucune chance de s’en sortir. Vraiment de quoi être fier ! Quelle noblesse que celle d’écraser le plus petit et le moins chanceux que soi !
Certes, vous me direz : faut-il dès lors cautionner les gens qui passent leur temps à craquer les programmes informatiques et à mettre des albums musicaux et des films sur ordinateur afin de les balancer sur tous les hébergeurs internet ? Car eux nuisent encore davantage que ceux qui, après coup, téléchargent un film et deux chansons pour les écouter et les regarder trois-quatre fois avant de les balancer à la poubelle parce que les cd’s home-gravés sont connus pour être de mauvaise qualité. Il y a cependant une marge entre cautionner les « leaders » et condamner les « suiveurs », me semble-t-il. Si les gouvernements souhaitent mettre un terme au téléchargement illicite, pourquoi une coalition universelle ne se met-elle pas en place afin d’interdire purement et simplement l’existence de tous les sites qui permettent techniquement le téléchargement illégal? Et puis, de toute manière, nous savons vous et moi que pour trois sites qui disparaissent, six autres verront le jour. C’est une lutte sans fin, laborieuse et sans grande pertinence. Alors que si l’on taxe de quelques euros supplémentaires l’abonnement Internet (qui, disons-le en passant, en Belgique est déjà en moyenne trois à quatre fois plus cher qu’en France !!!... je paye, en ce qui me concerne, près de 50 euros par mois avec la T.V.A., rien que pour l’Internet, et près de 100 euros par mois avec le téléphone fixe et l’abonnement au câble télévisuel... contre des packs-3 français d’environ 25 à 30 euros par mois, pesez la différence !!!), et de quelques cents supplémentaires les lecteurs, graveurs, les CD’s gravables et autres équipements de salon, on peut rassembler annuellement, à l’échelle mondiale, plusieurs dizaines si pas plusieurs centaines de milliards. Un pourcentage est d’ailleurs déjà prélevés sur tous ces supports, afin d’être reversé aux auteurs (de la même manière que les photocopieuses sont taxées en droits de reprographie par REPROBEL). Mais il semble que certaines multinationales avides de pouvoir et de richesse veulent le beurre et l’argent du beurre, ce qu’elles finiront par obtenir, puisque leur attitude est parrainée par les gouvernements qui touchent eux-mêmes leur pourcentage sur toutes ces transactions financières colossales. Encore une fois, c’est tellement facile de s’attaquer au « petit paumé de banlieue » (je me permets cette expression, car je l’ai été moi-même pendant longtemps, un « petit paumé de banlieue ») plutôt qu’à des monstres technologiques planétaires.
Pourquoi, par exemple, ne pas taxer Électrabel et toutes les autres sociétés de fourniture en énergie pour l’électricité utilisée afin de faire tourner les ordinateurs? Taxer cette société avec interdiction d’augmenter le coût pour l’utilisateur, bien évidemment, sinon ça nous retombera encore une fois sur la gueule, à une époque où on paye déjà tant de taxes pour tout qu’on n’arrive même plus à mettre un centime de côté pour prévenir les mois plus difficiles. Rappelons au passage que nous sommes en situation de crise mondiale, et que dans un tel contexte le premier domaine de dépenses domestiques sacrifié est le domaine des loisirs et donc de l’art, et que resserrer encore davantage la ceinture n’aura pour effet que de rendre les gens moins cultivés, plus refermés sur eux-mêmes. Au lieu de punir le petit ado internaute qui vient de télécharger le dernier single de Britney Spears ou le dernier film de Steven Seagal, pourquoi ne pas taxer ou surtaxer les compagnies pétrolières, premiers fournisseurs d’énergie, dont les bénéfices annuels sont écrasants? Et pourquoi ne pas taxer les sociétés qui fabriquent les fiches électriques, les câbles électriques, les souris, les écrans, les blocs multiprises, les batteries de portables...? soit tout ce matériel sans lequel le téléchargement serait impossible.
Encourager un état policier n’a pour effet que de transformer la vie des populations en un magma de peurs et d’interdits, d’injustices et de perversité. En outre, c’est la porte ouverte à tous les abus. En tant que porte-parole pour bon nombre d’auteurs autour de moi, je dirais que ce que nous demandons n’est pas un 4ème Reich armé au Taser même virtuel, mais un Système, une infrastructure mondiaux, qui puissent prélever de minuscules pourcentages à tous les niveaux, plutôt que de soustraire des sommes lourdes et d’empoisonner la vie à quelques particuliers, qui n’auront de toute façon pas les moyens de faire face à des amendes comme celles qui sont « assenées » aux Etats-Unis, où le piratage semble plus grave encore, aux yeux de la Justice, qu’une attaque à main armée. La disproportion est un travers à éviter, car dès lors que l’on condamne un internaute pour téléchargement à une peine de 3 ans de prison (par exemple), il faudrait alors condamner, proportionnellement, un violeur à 300 ans de prison, ce qui n’est pas le cas, si mes sources sont bonnes.
En outre, ce pouvoir de contrôle et l’angoisse intrinsèque vont instaurer un climat de délation, de suspicion et d’hostilité au sein des populations mondiales. Or, l’art au sens large, ne doit en aucune manière exister dans un tel environnement d’hypercontrôle et d’ultrarépression. Il est « articide » de marier création et incarcération.
Je me permets de rappeler que je suis moi-même artiste, et que je serais donc, dans l’absolu, le premier à profiter d’un système répressif du piratage. Mais encore une fois, ce n’est pas cela que nous, artistes, demandons. Nous demandons une réforme des mentalités, à l’heure où Internet est devenu aussi familier que la porte que l’on ouvre chaque jour pour sortir de chez soi, et une mise en place de dispositions économiques qui permettent à chacun d’entrer dans ses frais, sans devoir recourir à des procédures pénales. Laissons la justice s’occuper d’affaires bien plus graves humainement parlant que d’une chanson ou d’un film téléchargés gratuitement. Nous ne demandons pas un état policier, nous ne demandons pas Big Brother, mais une infrastructure appropriée, qui fera que tout le monde paye pour ce qu’il télécharge, où qu’il soit, et en quelque quantité que ce soit. Le monde a changé, et ce n’est pas en pénalisant le téléchargement sur Internet que la fréquentation des salles de cinéma va grandir ; n’agissons pas comme ces cinémas UGC’s à Paris, qui font débouler trois policiers dans une salle parce qu’un spectateur a acheté une canette de Coca à l’extérieur du cinéma, et ce alors qu’il a payé sa place près de 10 euros. Cette répression déshumanisante, purement justifiée par une soif de profit absolu jusqu’à la dernière goutte, crée un climat d’insécurité et d’embarras comparable à celui qui règne dans des quartiers que l’on dit « à problèmes », où justement le dialogue et l’humanisme a laissé place à la violence et à la haine. Pourquoi, dans la lignée de cette politique de l’UGC, ne pas carrément condamner de manière posthume François Truffaut à verser à l’Etat la moitié des recettes de tous ses films pour le punir d’avoir si souvent été au cinéma en resquillant alors qu’il était enfant? (Il l’a lui-même si souvent confessé dans des interviews.) Si l’on veut caresser l’absurde, autant le « masturber » jusqu’à ses extrêmes.
De nombreux artistes autour de moi partagent cette opinion, et jamais je ne cautionnerai une loi qui, même votée en ma faveur, ne repose que sur des principes menaçants, militaires, dégradants, humiliants, liberticides, anxiogènes et manipulateurs. La répression mène à la dépression, et la peur à la rancoeur. Où donc est la victoire dans ce scénario catastrophe?
Il ne faut pas non plus omettre une chose très importante : Internet, tout comme le support dvd, a contribué à rendre accessibles toute une série d’oeuvres qui, sans cela, n’avaient pas ou plus la moindre chance d’être révélées au public.
Agissons en humains responsables et non pas en chiens féroces, car la guerre a toujours été la pire des solutions, même si la solution la plus plébiscitée de tout temps.
J’assume toutes les paroles que j’ai écrites dans cette lettre. J’espère que nous, auteurs, avons effectivement notre mot à dire sur la question de la « création et internet », et que ce n’est pas une formule de politesse protocolaire du gouvernement, de nous donner la parole pour une question dont la décision finale est déjà prise au sein des quartiers dirigeants. Par la présente, j’espère faire prendre conscience des risques irréversibles que certaines lois pourraient avoir sur le quotidien des citoyens. Susciter le contrôle des moindres faits et gestes des individus ne contribue qu’a créer un sentiment de malaise général, et souhaitons-nous vivre dans un monde où l’on a le sentiment de marcher en laisse comme des chiens? Car dans ce système, le premier coupable visé sera le petit internaute, non pas la grosse machine à sous qui lui fournit l’illégalité sur un plateau d’argent, et qui est, elle, la première responsable de tout ce grabuge.
En vous remerciant d’avance pour l’intérêt que vous porterez à cette lettre, je vous prie de croire en mes sentiments les plus nobles.
Daphnis Boelens, alias Daph Nobody
15 février 2010
écrivain-scénariste
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