Le
Pêle-Mêle, un havre bruxellois
Certains
lieux sont semblables à des humains que l’on rencontre au
hasard d’un comptoir ou d’une porte,
et qui, à chaque retrouvaille, vous enrichissent d’expériences,
d’émotions, de stimuli pour la conscience et la soif
de
connaissances,
vous
donnent envie de remettre le couvert, jusqu’à
guider
votre vie sur une voie qui n’était pas prédisposée et qui
deviendra la vôtre par le truchement
d’un coup de cœur ou par
la découverte d’une nécessité plus fondamentale que le besoin de
respirer ou de s’hydrater.
Nous
sommes tous, dans notre plus profonde intégrité, des enfants
curieux, et cet intérêt
quelque peu espiègle définit
notre personnalité, selon que l’on décide de lui donner libre
cours, ou que l’on choisit de le museler afin de laisser parler la
raison abusivement associée à la maturité.
Je
suis né à Bruxelles, il y a quatre décennies, à une époque où
l’informatique, les téléphones portables, les liseuses et les
puces électroniques ne s’étaient pas encore invitées dans
les foyers. Mais la
personne que je suis devenue, elle, est plus que probablement née
dans les couloirs et salles de ce lieu de culte qui, telle une
confession, durant
toute mon enfance et mon adolescence, m’appela
un
samedi par mois
dans ce temple de méditation, où je me découvris et m’identifiai
peu à peu au fil de mes instincts
et attractions
livresques.
Certains pensent qu’on possède
dès
le
départ une personnalité, et qu’on la
décrypte
peu à peu, au fil des prises de conscience et au
cours
de l’affinement des goûts. Mais peut-être,
en
pénétrant ce
monde,
n’est-on qu’une planète qui ne demande qu’à être
colonisée par des idées comme par autant de peuples venus
de loin.
Peut-être
se façonne-t-on
au gré de ce que la vie propose sur notre parcours.
De l’un ou de l’autre, le Pêle-Mêle
est apparu dans ma vie comme un
grand frère qui allait me conduire
sur une route qui n’était pas forcément prévue à l’origine.
De
surcroît,
une
artère
sans
fin.
Quand
j’étais enfant,
nous
étions pauvres.
Je m’en rendais déjà
un
peu compte à l’époque, par comparaison avec les gosses
qui m’entouraient. Mais je n’ai réalisé que bien plus tard
combien
notre existence baignait dans la misère. L’appartement où nous
vivions s’avérait insalubre, en plus de nous étouffer dans une
promiscuité embarrassante parfois génératrice de conflits ou
de
mutismes gorgés de cris de
désespoir
étouffés ou,
au contraire,
explosant
au détour d’une
broutille.
Nous ne
possédions
pas grand-chose : un vieux frigo de
petite taille mais suffisante car nous ne le remplissions jamais ;
une douche qui ne fonctionnait pas – nous nous lavions avec une
bassine, dans la lignée du mari de ma grand-mère lorsqu’il
revenait de la mine de charbon dans le Limbourg des années 50, et
pourtant nous étions à Bruxelles dans les années 80 ; toutes
les vitres côté
rue
étaient fêlées, et en hiver le givre se répandait à l’intérieur
de l’appartement, les rideaux se retrouvaient parfois collés à la
glace, et se déchiraient quand on les en dégageait trop
brusquement ;
je me souviens aussi de cet énorme poste de télévision qui a
occupé pendant
six ans un
angle du living où nous dormions sur un vieux canapé-lit au
mécanisme grippé, infesté d’acariens. Une
télévision… qui ne s’allumait pas, et dont on se servait comme
meuble pour y poser des pots de fleurs, ou des décorations de Pâques
et de Noël. Les
rares
fois où un petit
camarade
venait
me
rendre
visite,
la
question
finissait toujours par tomber :
pourquoi ta télé ne
marche
pas,
pourquoi t’as pas une
télé
qu’on
peut
regarder
comme
tout
le
monde ?
Embarrassé
par ces
réalités
que
je
ne
pouvais
expliquer
que
par
cette
phrase
qui revenait
sans cesse
tel
un mantra
dans
les
conversations
entre
ma
maman et
ma grand-mère
avec
qui j’habitais
(« nous
n’avons pas les
moyens »),
j’invitais très peu
de
personnes
chez
moi. La solitude
qui
en
découla me
tourna
rapidement
vers
des
occupations d’enfant
unique
et
esseulé,
à
la limite de l’autisme.
Au
contraire de mes camarades
de classe,
je n’avais pas accès aux
sujets de conversation dans la cour de récréation : je ne
voyais pas les séries, dessins animés et épreuves sportives qui
soulevaient les débats parmi les enfants. J’étais
donc mis systématiquement
à
l’écart de
tout et de tous.
La seule chose à laquelle j’avais accès étaient... les livres !
Mais les enfants, dans l’école où l’on
m’avait inscrit,
rassemblant majoritairement des fils d’immigrés – j’étais
moi-même fils d’immigrés... italiens –, ne lisaient pas, par
conséquent je ne pouvais rien partager avec personne (lire
était
vu comme
une
« occupation
de
fillettes »,
les
« mâles »
qui lisaient
étaient
considérés comme
des
homosexuels
et
méprisés comme
tels
– « pourquoi tu lis ? t’es
pédé ou quoi ? » –, aussi absurde
cela
soit-il ; le
sport
était le
seul
intérêt
respectable
dans
mon établissement ;
quand
j’y repense,
je
comprends
aujourd’hui pourquoi je
me
suis
mis à mépriser
le
sport
dès mon plus jeune
âge
– à
la guerre
comme
à
la guerre !).
Alors
imaginez-vous
dans
ma peau à l’époque :
moi
qui étais
petit,
chétif, non-sportif... et
lecteur !
Inutile
de
vous
préciser
la réputation et
l’estime
que
cela
me
valait…
Comment
vous seriez-vous
senti
à ma place ?
Dans un contexte
de
départ assez
similaire, Jean-Claude
Van Varenberg
s’est
transformé en
Jean-Claude
Van Damme,
et moi j’ai viré
en…
écrivain.
La solitude était devenue mon chien, à moins que je ne fusse devenu
le chien de ma
solitude ; difficile de dire qui était au bout de la laisse...
Une
chose est sûre, à
la maison nous
n’avions rien… mais nous avions des livres.
Aucun
de ces livres n’avait été acheté neuf. Tous
provenaient d’un lieu extraordinaire où ma mère m’avait amené
un samedi après-midi,
alors que j’avais
six ans et
que
nous devions avoir épargné, en
nous serrant
la ceinture,
cent malheureux
francs belges (l’équivalent
de
2,50
euros).
Ce jour
allait changer mon
existence
à jamais. Cet endroit allait m’ouvrir à la vie, m’introduire
à
la planète
sur
laquelle
j’avais
atterri,
alors
que j’étais coupé du monde par la misère qui ponctuait les
heures
comme ces vieilles montres-réveils
bruyantes (jamais de voyages, pas de télévision, un cinéma par
an…). J’étais
né vingt-quatre
saisons
plus tôt, mais ce
jour de
ma sixième
année
fut le premier
jour de ma
vie.
Cet
endroit s’appelait… le Pêle-Mêle.
La
première fois que j’y mis les pieds, je n’en croyais pas mes
yeux. J’étais déjà impressionné par les quelques étagères de
livres de ma mère, mais tout à coup, je me retrouvais face à ce
qui, à
travers
mes
yeux
d’enfant,
me paraissait comptabiliser des milliards de livres. Des livres de
toutes les tailles, des livres alignés sur des étagères situées
à des hauteurs trois fois supérieures à la mienne. Je levais les
yeux, étirais
la tête,
me
payant
des
torticolis
pour
me
grandir
de
quelques
centimètres,
plissant les
yeux
pour en
affiner
leur
portée
comme
j’aurais
réglé la molette
de
jumelles
afin
de pouvoir ne
serait-ce que
lire les titres de ces livres hors de portée (qui forcément
devaient être
les plus intéressants, car tout ce qui est inaccessible s’auréole
de fantasmes ; ce qui était à ma hauteur inspirait presque mon
indifférence),
gobant les mouches, ne sachant pas
quel livre
prendre, perdu dans cette forêt de curiosités. L’odeur
de vieux papier m’assaillait, une senteur
qui m’apaisait comme un encens,
ou
comme
les
volutes
de
tabac
de
pipe
qui
imprégnaient
l’unique
salle
d’un
tout petit
marchand de
livres
d’occasion qui s’était installé pour une
année
ou
deux
dans une
rue
transversale
à
celle
où
j’habitais, tenue
par
un vieux
monsieur
assez
bougon, toujours l’attention
plongée
dans un livre,
dont
il relevait
un
œil quand un client
pénétrait la boutique
(juste
pour
s’assurer
que
c’était
bien
un potentiel
lecteur
et
non
pas un potentiel
braqueur,
car le
quartier
avait acquis sa réputation de
ghetto),
n’alignant pas plus de
quatre
mots, « bonjour, merci
(quand je
payais),
au revoir ».
Mais
cela,
c’est
un
autre
chapitre.
Chaque
librairie
est
une
histoire...
Pour
l’heure,
revenons
au
Pêle-Mêle. À cette époque, on
y
rachetait quasiment tout, quel qu’en fût
l’état, jusqu’à des livres et
magazines
du 19ème siècle, qui
s’effritaient
rien
qu’à en
tourner
les
pages
même
du
bout des
doigts ;
ces vieux ouvrages, que je n’arrivais parfois pas à soulever tant
ils étaient
lourds et
volumineux,
me fascinaient.
Il
y avait des gens qui lisaient debout, d’autres assis sur les
escabeaux qui servaient à atteindre les livres dans les rangées
supérieures – mais aucun escabeau n’était
assez
haut
pour que
je
puisse
atteindre
les
rangées
les
plus élevées.
Le Pêle-Mêle se situait, à cette époque, au
80-82 Boulevard
Lemonnier
(lorsque
le
Pêle-Mêle
du
centre-ville
déménagea
à son emplacement
actuel,
au 55 du même
Boulevard
Lemonnier,
l’ancien
fut rebaptisé
« Philo », en
hommage
à
sa propriétaire
de
la
grande
époque,
Philomène
Hustin,
veuve
du
fondateur
du Pêle-Mêle,
qui
l’inaugura
au
seuil
du second
conflit mondial,
en
1939, dame
dont
je
parlerai
un peu
plus loin ;
puis,
de
Philo,
il
fut rebaptisé
« TOME
2 »,
et
tint jusqu’il y a 4-5
ans,
où il céda son
commerce
à
la chaîne
de
fast-foods
Pam Pam).
Contrairement à aujourd’hui, il n’y en avait qu’un, et il
était unique en son genre ; dans les années 90 et 2000,
plusieurs bouquineries de seconde main ont été ouvertes par
d’anciens employés de chez Pêle-Mêle, mais la plupart ont fait
faillite, excepté
la bouquinerie
« Évasions »
située
sur
la Rue
du
Midi, ou encore
« Espace
Livres »
au 108 de
ce
même
Boulevard
Lemonnier,
dont le
vendeur
est
particulièrement
accueillant
et
cultivé.
De
ceux
qui ont fermé
ou qui ont continué,
aucun ne s’est jamais auréolé de cette aura magique qui
caractérisait le Pêle-Mêle tel
que
je
l’ai
connu dans les
années
80.
C’était
devenu
mon paradis au
sein
de
l’enfer
des
quartiers
sales
et
violents
où je
résidais.
Mon
exutoire.
Mon
masque
à
oxygène.
Dans
la foulée,
je
vous
renvoie
à
cet
article
qui
évoque
l’évolution
du Pêle-Mêle
au
fil des
générations :
http://www.lesoir.be/archive/recup/%252Fun-celebre-bouquiniste-revient_t-19900507-Z02N32.html
L’ancienne
propriétaire du Pêle-Mêle habitait au-dessus de son magasin,
m’a-t-on raconté des années plus tard. Une
certaine
Philomène
Hustin,
comme
je
le
citais
il y a un instant.
Était-ce
donc
cette vieille dame que je voyais parfois apparaître par une porte
vitrée en
arcade
surplombant une petite volée d’escalier, à mi-chemin du couloir
comprenant les livres de poche, et qui, tenant
sur une canne (si mes souvenirs sont bons),
brassait les clients du regard avec solennité, silencieuse comme une
ombre, à l’instar d’une directrice d’école veillant à faire
régner l’ordre sur ses
pupilles ?
Cette vieille dame m’impressionnait. Quand elle apparaissait, je me
faisais tout petit – ce qui
n’était pas très difficile, vu
que
j’avais toujours été le
gamin
le plus petit de ma classe. Et puis, un jour, cette vieille dame
n’est plus apparue. Alors, comme
d’autres clients, je m’asseyais moi aussi sur ces marches, une
bande dessinée dans les mains. Puis ce fut un livre dans les mains.
Un livre avec des
illustrations,
puis
sans plus d’illustrations.
Ce fut la bibliothèque rose, puis la bibliothèque verte, puis
la
littérature
adulte
de
par les
auteurs
qui figuraient
aux programmes
scolaires…
Il
y eut
Vian, Bazin, Duras, Maupassant, Zola… puis
ce
fut
une
nouvelle
littérature
qui
me
happa,
celle
de
Stephen
King, Dean
R.
Koontz,
Clive
Barker
et
autres
Peter
Straub.
Au
moment où le Pêle-Mêle du centre-ville déménagea 55 du Blvd
Lemonnier, alors que je devais avoir 12-13 ans, je me suis
rapproché d’un certain Stan. Pardon, de
Monsieur Stan, qui avait déjà un certain âge, et
qui n’est probablement plus de ce monde à l’heure où j’écris
ce texte, car ce que je vous raconte nous ramène 30 ans plus tôt.
Monsieur Stan était un homme exceptionnel. Je me souviens avoir eu
avec lui des conversations passionnantes et passionnées ; en
fait, c’était plutôt lui qui parlait, il était le maître,
j’étais le disciple qui écoutait (j’étais adolescent
particulièrement avide de lettres, lui féru de lecture
et me dispensant des cours de littérature qui allaient souvent
beaucoup plus loin que ce que j’apprenais sur les bancs d’école).
Je me souviens aussi de son côté taciturne : certains jours il
ne parlait pas, on sentait
alors qu’il ne fallait
pas l’enquiquiner
avec
des
questions
ou des
requêtes.
Lui aussi m’impressionnait. J’ai toujours fonctionné à
l’admiration d’autrui.
Au
Pêle-Mêle
existait à cette
époque une tradition,
ou plutôt une « pratique locale »,
qui aujourd’hui s’est éteinte. Il y avait une certaine heure où
Monsieur Stan arrivait avec son chariot sur lequel s’empilaient
tous les nouveaux arrivages. Il se
« parquait »
face à un long comptoir pour classer les livres en piles distinctes
avant de les ranger dans les rayons. S’agglutinait alors autour de
lui un grand nombre
de clients, suivant d’une
grappe
d’yeux
à l’affût le mouvement de ses mains tandis qu’elles
prenaient
tel livre sur le chariot pour le poser sur telle pile sur le
comptoir, et pour un livre
sur trois on entendait
l’une ou l’autre voix lancer
« Celui-là, je le prends ! ». Une
fois, un autre
client
a lancé : « Ah non, il est
à moi, je l’ai
vu le
premier ! »,
et
ça s’est
fini en
dispute ; du
coup, Stan a remis
le livre
sur son chariot, et
leur
a flanqué : « Si c’est
comme ça,
alors il n’est
plus à vendre,
je
le
garde ! »
et personne
n’a eu
le livre…
Bref.
Ainsi, très souvent, sous l’assaut des
« moi je le
veux
bien »,
la moitié du chariot était déjà partie avant même d’apparaître
dans les rayons. Mais ce n’était pas tout. Stan connaissait ses
clients comme un
pasteur
connaît ses
ouailles,
savait qui cherchait quoi, qui aimait quoi, et très souvent il avait
gardé un livre en réserve que tel client espérait, ou un autre
livre qui s’accordait avec les goûts de tel autre client.
« Comme vous aimez tel auteur, je vous ai mis de côté ce
livre d’un autre auteur que
vous ne
connaissez
peut-être
pas mais que vous
allez sûrement apprécier aussi, et qui parle de... ». Oui,
parce qu’en plus, Monsieur Stan pouvait discourir de presque tous
les livres qu’il vendait, il les avait tous lus (ça me rappelle un
certain Monsieur Jean, responsable du rayon librairie aux Petits
Riens bien
des
années
plus tard, qui lui aussi connaissait énormément de livres,
au point de toujours pouvoir vous conseiller quelque chose à lire
dans vos goûts). Finalement, c’étaient de vrais libraires, de ces
amoureux des livres qui vous vendaient leur passion.
Lorsque
j’ai confié à Monsieur Stan que je cherchais tous les livres de
Stephen King, parce que j’avais adoré les films qui en avaient été
inspirés, bien
qu’il m’ait demandé
avec
le sourire
si « je
n’étais pas un peu
jeune
pour lire
ça » (à cette
époque,
à 13 ans les
enfants
s’intéressaient
plus à l’Inspecteur
Gadget
qu’à Hannibal
Lecter),
il s’est mis à me les garder systématiquement quand ils
rentraient
dans les
stocks de la
bouquinerie
(j’ai ainsi eu de sa main Carrie, Shining,
Christine, Le Fléau, Danse
Macabre, Dead Zone…). Alors
que beaucoup de gens les voulaient à cette époque (au contraire
d’aujourd’hui, on ne les trouvait pas facilement d’occasion, et
je n’avais
pas de quoi
me les
acheter
neufs),
il s’était pris de sympathie pour
moi – un ado qui
lit, il faut l’encourager
– et me les
gardait en priorité. Par le biais de cette première étape
« baptismale »
que fut Stephen King et par le biais de ce premier conseiller que fut
Monsieur Stan, j’ai découvert d’autres auteurs qui allaient
devenir mes mentors. Il me gardait, en plus des King, les romans
d’épouvante publiés par J’AI LU et Presses Pocket, dont les
couvertures me fascinaient par leur qualité et leur inventivité
macabre (par comparaison, je ne vois actuellement qu’un seul
éditeur francophone qui soigne autant ses couvertures, il s’agit
de Séma, maison d’édition namuroise créée par le très
audacieux Michaël Schoonjans). J’ai découvert par lui Ramsey
Campbell, Joe R. Lansdale, Graham Masterton, Douglas Clegg, James
Herbert, Gary Devon et tant d’autres.
Puis,
un jour, Monsieur Stan s’en est
allé profiter de sa retraite.
Les choses ne furent plus pareilles sans lui, mais son empreinte
était restée. Son passage dans ma
vie s’était avéré un voyage initiatique. À présent que
j’étais « incorporé », il ne me restait plus qu’à
voler des mes propres « plumes », si je puis dire. À
partir de cette base qu’il m’avait fournie, j’allais pouvoir me
construire, me définir, m’inventer, m’élargir à d’autres
horizons. Quand le DVD a fait son apparition des
années
plus tard, je me
suis plongé dans la découverte de films rares, de films d’auteurs,
de ces joyaux du Septième
Art que l’on ne
verra jamais au cinéma
ni à la télévision. On commence par les classiques, puis on
termine par les introuvables. S’intéresser
à ce dont
quasi personne
ne
s’intéresse.
Tout comme on commence par le thé Lipton industriel, avant de passer
à ces thés spécifiques et
odoriférants que l’on achète au gramme
dans les commerces spécialisés.
Cela
me ramène
finalement
à mon enfance
où je
m’intéressais
aux livres
là où mes
congénères
se passionnaient
pour le football.
J’en
arrive à ce que je voulais peut-être raconter en rédigeant
ce texte, et qui peut se résumer en cette phrase : « Sans
le Pêle-Mêle, je
ne serais pas devenu
écrivain ». Sans cette attraction des livres que j’ai
développée parmi ces rayons de bouquins depuis mes 6 ans, sans
cette envie de découvertes que m’ont transmise ma maman – que
j’ai appelée « la femme qui a lu 10.000 livres » –
et Monsieur Stan, « le Maître des Livres », jamais je ne
me serais mis à écrire, à noircir des feuilles de papier de
centaines d’histoires inachevées jusqu’à ce que l’une
d’elles, un jour, rencontre le mot « fin ». Il y en eut
beaucoup d’autres par la suite, car dès qu’apparaît le mot
« fin » surgit aussitôt l’étincelle du récit
suivant.
D’une
certaine manière, oui, je dois ma carrière au Pêle-Mêle, et à ma
maman qui m’y a introduit. Il me paraît évident que si j’avais
passé mon enfance sur les gradins de stades de football au lieu de
la dépenser
dans les rayonnages du Pêle-Mêle, j’aurais davantage développé
les aptitudes de mes pieds que celles de mes mains. Une histoire
de destin ?
J’ai
franchi la quarantaine il y a quelques années déjà, et je me rends
compte que j’ai passé toute ma vie au Pêle-Mêle. Encore
aujourd’hui, c’est un des rares endroits où je me sens bien.
Je fréquente moins la boutique du centre-ville, aujourd’hui j’ai
porté mon dévolu sur celle située Chaussée de Waterloo, qui est
devenue mon havre
de
paix.
Plusieurs fois par semaine, j’y bouquine, je m’y assois pour
lire, pour écrire, pour réfléchir, pour me reposer l’esprit
de toutes les emmerdes que cette vie sur Terre peut enfanter.
Le
Pêle-Mêle n’est plus ce qu’il était… Dans sa différence,
force est de constater qu’il est mieux qu’avant. On est
loin de ces
amas de vieux
livres
qui parfois vous tombaient
dessus
alors que vous passiez
à côté, ou qui sentaient
le moisi.
On ne
ressort
plus du Pêle-Mêle
aujourd’hui les
mains noires
comme si
l’on avait manipulé du charbon ;
tout y est
presque
neuf,
parfois certains
livres,
cd’s ou dvd’s sont encore
scellés ;
il fut un temps
où les
gens
utilisaient
ce qu’ils
achetaient ;
aujourd’hui, dans les
brocantes,
on trouve des
jouets
neufs ;
jadis, quand on trouvait des
jouets,
ils étaient
en
piteux
état tant les
enfants
en
avaient
joui. Les
prix du Pêle-Mêle
ont grimpé depuis
l’époque (un
journal de Mickey
coûtait 2 fb, soit 2,5 cents
d’euro),
mais très raisonnablement
par rapport au coût
de la
vie.
L’ouverture
de l’antenne située sur la Chaussée de Waterloo a amorcé une
nouvelle ère pour cette institution du média de seconde main,
car dans ce dernier magasin en date, un espace y est aménagé pour
s’asseoir et lire, une table y est
prévue pour
travailler, sans parler des espaces conçus pour des expositions de
photographies, et surtout de son
« Garage-à-manger » au sous-sol qui propose des menus
quotidiens, soupes, tartes, le tout très « bio », ainsi
que d’excellents thés,
et dont le concept visuel lui a valu, en 2013, le Grand Prix du
Commerce Design of Brussels. Plus qu’un espace où farfouiller et
acheter, c’est désormais un lieu où s’installer, où
profiter, où se détendre et partager des moments conviviaux
avec des amis, autour d’un bon thé et d’une bonne tranche de
tarte.
Ainsi,
quand le célèbre Marc Bailly, rédacteur en chef de la
revue Phénix à sa grande époque et qui aujourd’hui encore
œuvre en tant que directeur éditorial auprès de nombreux éditeurs
en Belgique et en France, m’a proposé de choisir un lieu que
j’aime dans le cadre
d’une
séance-photo, il ne m’a pas fallu cinq secondes pour penser :
le Pêle-Mêle, Chaussée de Waterloo ! S’il ne devait rester
qu’un seul endroit, ce serait celui-là. Et ce sera sans doute un
des derniers recoins
où j’aurai passé quelques heures le jour où je tirerai ma
révérence.
Longue
vie au Pêle-Mêle. Le Pêle-Mêle, c’est ma vie.
Daphnis
Olivier Boelens, JUIN
2018
Merci
à toute l’équipe du Pêle-Mêle pour avoir autorisé cette très
belle séance-photo, et merci à elle pour tant de choses. Oh ça
oui,
pour tant de choses…
Merci
à Marc Bailly pour cette séance-photo, et pour tant de choses
aussi...
Merci à ma maman, pour m'avoir ouvert cette porte...