Daph Nobody

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un homme, un regard sur l'homme

dimanche 1 juillet 2018

Le Pêle-Mêle, un havre bruxellois (par Daphnis Olivier Boelens, JUIN 2018)

Le Pêle-Mêle, un havre bruxellois




Certains lieux sont semblables à des humains que l’on rencontre au hasard d’un comptoir ou d’une porte, et qui, à chaque retrouvaille, vous enrichissent d’expériences, d’émotions, de stimuli pour la conscience et la soif de connaissances, vous donnent envie de remettre le couvert, jusqu’à guider votre vie sur une voie qui n’était pas prédisposée et qui deviendra la vôtre par le truchement d’un coup de cœur ou par la découverte d’une nécessité plus fondamentale que le besoin de respirer ou de s’hydrater. Nous sommes tous, dans notre plus profonde intégrité, des enfants curieux, et cet intérêt quelque peu espiègle définit notre personnalité, selon que l’on décide de lui donner libre cours, ou que l’on choisit de le museler afin de laisser parler la raison abusivement associée à la maturité.




Je suis né à Bruxelles, il y a quatre décennies, à une époque où l’informatique, les téléphones portables, les liseuses et les puces électroniques ne s’étaient pas encore invitées dans les foyers. Mais la personne que je suis devenue, elle, est plus que probablement née dans les couloirs et salles de ce lieu de culte qui, telle une confession, durant toute mon enfance et mon adolescence, m’appela un samedi par mois dans ce temple de méditation, où je me découvris et m’identifiai peu à peu au fil de mes instincts et attractions livresques. Certains pensent qu’on possède dès le départ une personnalité, et qu’on lacrypte peu à peu, au fil des prises de conscience et au cours de l’affinement des goûts. Mais peut-être, en pénétrant ce monde, n’est-on qu’une planète qui ne demande qu’à être colonisée par des idées comme par autant de peuples venus de loin. Peut-être se façonne-t-on au gré de ce que la vie propose sur notre parcours. De l’un ou de l’autre, le Pêle-Mêle est apparu dans ma vie comme un grand frère qui allait me conduire sur une route qui n’était pas forcément prévue à l’origine. De surcroît, une artère sans fin.




Quand j’étais enfant, nous étions pauvres. Je m’en rendais déjà un peu compte à l’époque, par comparaison avec les gosses qui m’entouraient. Mais je n’ai réalisé que bien plus tard combien notre existence baignait dans la misère. L’appartement où nous vivions s’avérait insalubre, en plus de nous étouffer dans une promiscuité embarrassante parfois génératrice de conflits ou de mutismes gorgés de cris de désespoir étouffés ou, au contraire, explosant au détour d’une broutille. Nous ne possédions pas grand-chose : un vieux frigo de petite taille mais suffisante car nous ne le remplissions jamais ; une douche qui ne fonctionnait pas – nous nous lavions avec une bassine, dans la lignée du mari de ma grand-mère lorsqu’il revenait de la mine de charbon dans le Limbourg des années 50, et pourtant nous étions à Bruxelles dans les années 80 ; toutes les vitres côté rue étaient fêlées, et en hiver le givre se répandait à l’intérieur de l’appartement, les rideaux se retrouvaient parfois collés à la glace, et se déchiraient quand on les en dégageait trop brusquement ; je me souviens aussi de cet énorme poste de télévision qui a occupé pendant six ans un angle du living où nous dormions sur un vieux canapé-lit au mécanisme grippé, infesté d’acariens. Une télévision… qui ne s’allumait pas, et dont on se servait comme meuble pour y poser des pots de fleurs, ou des décorations de Pâques et de Noël. Les rares fois où un petit camarade venait me rendre visite, la question finissait toujours par tomber : pourquoi ta télé ne marche pas, pourquoi t’as pas une télé qu’on peut regarder comme tout le monde ? Embarrassé par ces réalités que je ne pouvais expliquer que par cette phrase qui revenait sans cesse tel un mantra dans les conversations entre ma maman et ma grand-mère avec qui j’habitais (« nous n’avons pas les moyens »), j’invitais très peu de personnes chez moi. La solitude qui en découla me tourna rapidement vers des occupations d’enfant unique et esseulé, à la limite de l’autisme.




Au contraire de mes camarades de classe, je n’avais pas accès aux sujets de conversation dans la cour de récréation : je ne voyais pas les séries, dessins animés et épreuves sportives qui soulevaient les débats parmi les enfants. J’étais donc mis systématiquement à l’écart de tout et de tous. La seule chose à laquelle j’avais accès étaient... les livres ! Mais les enfants, dans l’école où l’on m’avait inscrit, rassemblant majoritairement des fils d’immigrés – j’étais moi-même fils d’immigrés... italiens –, ne lisaient pas, par conséquent je ne pouvais rien partager avec personne (lire était vu comme une « occupation de fillettes », les « mâles » qui lisaient étaient considérés comme des homosexuels et méprisés comme tels – « pourquoi tu lis ? t’es pédé ou quoi ? » –, aussi absurde cela soit-il ; le sport était le seul intérêt respectable dans mon établissement ; quand j’y repense, je comprends aujourd’hui pourquoi je me suis mis à mépriser le sport dès mon plus jeune âge – à la guerre comme à la guerre !). Alors imaginez-vous dans ma peau à l’époque : moi qui étais petit, chétif, non-sportif... et lecteur ! Inutile de vous préciser la réputation et l’estime que cela me valait… Comment vous seriez-vous senti à ma place ? Dans un contexte de départ assez similaire, Jean-Claude Van Varenberg s’est transformé en Jean-Claude Van Damme, et moi j’ai viré en… écrivain. La solitude était devenue mon chien, à moins que je ne fusse devenu le chien de ma solitude ; difficile de dire qui était au bout de la laisse...




Une chose est sûre, à la maison nous n’avions rien… mais nous avions des livres. Aucun de ces livres n’avait été acheté neuf. Tous provenaient d’un lieu extraordinaire où ma mère m’avait amené un samedi après-midi, alors que j’avais six ans et que nous devions avoir épargné, en nous serrant la ceinture, cent malheureux francs belges (l’équivalent de 2,50 euros). Ce jour allait changer mon existence à jamais. Cet endroit allait m’ouvrir à la vie, m’introduire à la planète sur laquelle j’avais atterri, alors que j’étais coupé du monde par la misère qui ponctuait les heures comme ces vieilles montres-réveils bruyantes (jamais de voyages, pas de télévision, un cinéma par an…). J’étais né vingt-quatre saisons plus tôt, mais ce jour de ma sixième année fut le premier jour de ma vie.

Cet endroit s’appelait… le Pêle-Mêle.




La première fois que j’y mis les pieds, je n’en croyais pas mes yeux. J’étais déjà impressionné par les quelques étagères de livres de ma mère, mais tout à coup, je me retrouvais face à ce qui, à travers mes yeux d’enfant, me paraissait comptabiliser des milliards de livres. Des livres de toutes les tailles, des livres alignés sur des étagères situées à des hauteurs trois fois supérieures à la mienne. Je levais les yeux, étirais la tête, me payant des torticolis pour me grandir de quelques centimètres, plissant les yeux pour en affiner leur portée comme j’aurais réglé la molette de jumelles afin de pouvoir ne serait-ce que lire les titres de ces livres hors de portée (qui forcément devaient être les plus intéressants, car tout ce qui est inaccessible s’auréole de fantasmes ; ce qui était à ma hauteur inspirait presque mon indifférence), gobant les mouches, ne sachant pas quel livre prendre, perdu dans cette forêt de curiosités. L’odeur de vieux papier m’assaillait, une senteur qui m’apaisait comme un encens, ou comme les volutes de tabac de pipe qui imprégnaient l’unique salle d’un tout petit marchand de livres d’occasion qui s’était installé pour une année ou deux dans une rue transversale à celle où j’habitais, tenue par un vieux monsieur assez bougon, toujours l’attention plongée dans un livre, dont il relevait un œil quand un client pénétrait la boutique (juste pour s’assurer que c’était bien un potentiel lecteur et non pas un potentiel braqueur, car le quartier avait acquis sa réputation de ghetto), n’alignant pas plus de quatre mots, « bonjour, merci (quand je payais), au revoir ».

Mais cela, c’est un autre chapitre. Chaque librairie est une histoire...




Pour l’heure, revenons au Pêle-Mêle. À cette époque, on y rachetait quasiment tout, quel qu’en fût l’état, jusqu’à des livres et magazines du 19ème siècle, qui seffritaient rien qu’à en tourner les pages même du bout des doigts ; ces vieux ouvrages, que je n’arrivais parfois pas à soulever tant ils étaient lourds et volumineux, me fascinaient. Il y avait des gens qui lisaient debout, d’autres assis sur les escabeaux qui servaient à atteindre les livres dans les rangées supérieures – mais aucun escabeau n’était assez haut pour que je puisse atteindre les rangées les plus élevées. Le Pêle-Mêle se situait, à cette époque, au 80-82 Boulevard Lemonnier (lorsque le Pêle-Mêle du centre-ville déménagea à son emplacement actuel, au 55 du même Boulevard Lemonnier, l’ancien fut rebaptisé « Philo », en hommage à sa propriétaire de la grande époque, Philomène Hustin, veuve du fondateur du Pêle-Mêle, qui l’inaugura au seuil du second conflit mondial, en 1939, dame dont je parlerai un peu plus loin ; puis, de Philo, il fut rebaptisé « TOME 2 », et tint jusqu’il y a 4-5 ans, où il céda son commerce à la chaîne de fast-foods Pam Pam). Contrairement à aujourd’hui, il n’y en avait qu’un, et il était unique en son genre ; dans les années 90 et 2000, plusieurs bouquineries de seconde main ont été ouvertes par d’anciens employés de chez Pêle-Mêle, mais la plupart ont fait faillite, excepté la bouquinerie « Évasions » située sur la Rue du Midi, ou encore « Espace Livres » au 108 de ce même Boulevard Lemonnier, dont le vendeur est particulièrement accueillant et cultivé. De ceux qui ont fermé ou qui ont continué, aucun ne s’est jamais auréolé de cette aura magique qui caractérisait le Pêle-Mêle tel que je l’ai connu dans les années 80. C’était devenu mon paradis au sein de l’enfer des quartiers sales et violents où je résidais. Mon exutoire. Mon masque à oxygène.

Dans la foulée, je vous renvoie à cet article qui évoque lévolution du Pêle-Mêle au fil des générations : http://www.lesoir.be/archive/recup/%252Fun-celebre-bouquiniste-revient_t-19900507-Z02N32.html

L’ancienne propriétaire du Pêle-Mêle habitait au-dessus de son magasin, m’a-t-on raconté des années plus tard. Une certaine Philomène Hustin, comme je le citais il y a un instant. Était-ce donc cette vieille dame que je voyais parfois apparaître par une porte vitrée en arcade surplombant une petite volée d’escalier, à mi-chemin du couloir comprenant les livres de poche, et qui, tenant sur une canne (si mes souvenirs sont bons), brassait les clients du regard avec solennité, silencieuse comme une ombre, à l’instar d’une directrice d’école veillant à faire régner l’ordre sur ses pupilles ? Cette vieille dame m’impressionnait. Quand elle apparaissait, je me faisais tout petit – ce qui n’était pas très difficile, vu que j’avais toujours été le gamin le plus petit de ma classe. Et puis, un jour, cette vieille dame n’est plus apparue. Alors, comme d’autres clients, je m’asseyais moi aussi sur ces marches, une bande dessinée dans les mains. Puis ce fut un livre dans les mains. Un livre avec des illustrations, puis sans plus d’illustrations. Ce fut la bibliothèque rose, puis la bibliothèque verte, puis la littérature adulte de par les auteurs qui figuraient aux programmes scolairesIl y eut Vian, Bazin, Duras, Maupassant, Zola… puis ce fut une nouvelle littérature qui me happa, celle de Stephen King, Dean R. Koontz, Clive Barker et autres Peter Straub.




Au moment où le Pêle-Mêle du centre-ville déménagea 55 du Blvd Lemonnier, alors que je devais avoir 12-13 ans, je me suis rapproché d’un certain Stan. Pardon, de Monsieur Stan, qui avait déjà un certain âge, et qui n’est probablement plus de ce monde à l’heure où j’écris ce texte, car ce que je vous raconte nous ramène 30 ans plus tôt. Monsieur Stan était un homme exceptionnel. Je me souviens avoir eu avec lui des conversations passionnantes et passionnées ; en fait, c’était plutôt lui qui parlait, il était le maître, j’étais le disciple qui écoutait (j’étais adolescent particulièrement avide de lettres, lui féru de lecture et me dispensant des cours de littérature qui allaient souvent beaucoup plus loin que ce que j’apprenais sur les bancs d’école). Je me souviens aussi de son côté taciturne : certains jours il ne parlait pas, on sentait alors qu’il ne fallait pas l’enquiquiner avec des questions ou des requêtes. Lui aussi m’impressionnait. J’ai toujours fonctionné à l’admiration d’autrui.




Au Pêle-Mêle existait à cette époque une tradition, ou plutôt une « pratique locale », qui aujourd’hui s’est éteinte. Il y avait une certaine heure où Monsieur Stan arrivait avec son chariot sur lequel s’empilaient tous les nouveaux arrivages. Il se « parquait » face à un long comptoir pour classer les livres en piles distinctes avant de les ranger dans les rayons. S’agglutinait alors autour de lui un grand nombre de clients, suivant dune grappe d’yeux à l’affût le mouvement de ses mains tandis qu’elles prenaient tel livre sur le chariot pour le poser sur telle pile sur le comptoir, et pour un livre sur trois on entendait l’une ou l’autre voix lancer « Celui-là, je le prends ! ». Une fois, un autre client a lancé : « Ah non, il est à moi, je l’ai vu le premier ! », et ça s’est fini en dispute ; du coup, Stan a remis le livre sur son chariot, et leur a flanqué : « Si c’est comme ça, alors il n’est plus à vendre, je le garde ! » et personne n’a eu le livre… Bref. Ainsi, très souvent, sous l’assaut des « moi je le veux bien », la moitié du chariot était déjà partie avant même d’apparaître dans les rayons. Mais ce n’était pas tout. Stan connaissait ses clients comme un pasteur connaît ses ouailles, savait qui cherchait quoi, qui aimait quoi, et très souvent il avait gardé un livre en réserve que tel client espérait, ou un autre livre qui s’accordait avec les goûts de tel autre client. « Comme vous aimez tel auteur, je vous ai mis de côté ce livre d’un autre auteur que vous ne connaissez peut-être pas mais que vous allez sûrement apprécier aussi, et qui parle de... ». Oui, parce qu’en plus, Monsieur Stan pouvait discourir de presque tous les livres qu’il vendait, il les avait tous lus (ça me rappelle un certain Monsieur Jean, responsable du rayon librairie aux Petits Riens bien des années plus tard, qui lui aussi connaissait énormément de livres, au point de toujours pouvoir vous conseiller quelque chose à lire dans vos goûts). Finalement, c’étaient de vrais libraires, de ces amoureux des livres qui vous vendaient leur passion.




Lorsque j’ai confié à Monsieur Stan que je cherchais tous les livres de Stephen King, parce que j’avais adoré les films qui en avaient été inspirés, bien qu’il m’ait demandé avec le sourire si « je n’étais pas un peu jeune pour lire ça » (à cette époque, à 13 ans les enfants s’intéressaient plus à l’Inspecteur Gadget qu’à Hannibal Lecter), il s’est mis à me les garder systématiquement quand ils rentraient dans les stocks de la bouquinerie (j’ai ainsi eu de sa main Carrie, Shining, Christine, Le Fléau, Danse Macabre, Dead Zone…). Alors que beaucoup de gens les voulaient à cette époque (au contraire d’aujourd’hui, on ne les trouvait pas facilement d’occasion, et je n’avais pas de quoi me les acheter neufs), il s’était pris de sympathie pour moi – un ado qui lit, il faut l’encourager – et me les gardait en priorité. Par le biais de cette première étape « baptismale » que fut Stephen King et par le biais de ce premier conseiller que fut Monsieur Stan, j’ai découvert d’autres auteurs qui allaient devenir mes mentors. Il me gardait, en plus des King, les romans d’épouvante publiés par J’AI LU et Presses Pocket, dont les couvertures me fascinaient par leur qualité et leur inventivité macabre (par comparaison, je ne vois actuellement qu’un seul éditeur francophone qui soigne autant ses couvertures, il s’agit de Séma, maison d’édition namuroise créée par le très audacieux Michaël Schoonjans). J’ai découvert par lui Ramsey Campbell, Joe R. Lansdale, Graham Masterton, Douglas Clegg, James Herbert, Gary Devon et tant d’autres.

Puis, un jour, Monsieur Stan s’en est allé profiter de sa retraite. Les choses ne furent plus pareilles sans lui, mais son empreinte était restée. Son passage dans ma vie s’était avéré un voyage initiatique. À présent que j’étais « incorporé », il ne me restait plus qu’à voler des mes propres « plumes », si je puis dire. À partir de cette base qu’il m’avait fournie, j’allais pouvoir me construire, me définir, m’inventer, m’élargir à d’autres horizons. Quand le DVD a fait son apparition des années plus tard, je me suis plongé dans la découverte de films rares, de films d’auteurs, de ces joyaux du Septième Art que l’on ne verra jamais au cinéma ni à la télévision. On commence par les classiques, puis on termine par les introuvables. S’intéresser à ce dont quasi personne ne s’intéresse. Tout comme on commence par le thé Lipton industriel, avant de passer à ces thés spécifiques et odoriférants que l’on achète au gramme dans les commerces spécialisés. Cela me ramène finalement à mon enfance où je m’intéressais aux livres là où mes congénères se passionnaient pour le football.




J’en arrive à ce que je voulais peut-être raconter en rédigeant ce texte, et qui peut se résumer en cette phrase : « Sans le Pêle-Mêle, je ne serais pas devenu écrivain ». Sans cette attraction des livres que j’ai développée parmi ces rayons de bouquins depuis mes 6 ans, sans cette envie de découvertes que m’ont transmise ma maman – que j’ai appelée « la femme qui a lu 10.000 livres » – et Monsieur Stan, « le Maître des Livres », jamais je ne me serais mis à écrire, à noircir des feuilles de papier de centaines d’histoires inachevées jusqu’à ce que l’une d’elles, un jour, rencontre le mot « fin ». Il y en eut beaucoup d’autres par la suite, car dès qu’apparaît le mot « fin » surgit aussitôt l’étincelle du récit suivant.




D’une certaine manière, oui, je dois ma carrière au Pêle-Mêle, et à ma maman qui m’y a introduit. Il me paraît évident que si j’avais passé mon enfance sur les gradins de stades de football au lieu de la dépenser dans les rayonnages du Pêle-Mêle, j’aurais davantage développé les aptitudes de mes pieds que celles de mes mains. Une histoire de destin ?

J’ai franchi la quarantaine il y a quelques années déjà, et je me rends compte que j’ai passé toute ma vie au Pêle-Mêle. Encore aujourd’hui, c’est un des rares endroits où je me sens bien. Je fréquente moins la boutique du centre-ville, aujourd’hui j’ai porté mon dévolu sur celle située Chaussée de Waterloo, qui est devenue mon havre de paix. Plusieurs fois par semaine, j’y bouquine, je m’y assois pour lire, pour écrire, pour réfléchir, pour me reposer l’esprit de toutes les emmerdes que cette vie sur Terre peut enfanter.




Le Pêle-Mêle n’est plus ce qu’il était… Dans sa différence, force est de constater qu’il est mieux qu’avant. On est loin de ces amas de vieux livres qui parfois vous tombaient dessus alors que vous passiez à côté, ou qui sentaient le moisi. On ne ressort plus du Pêle-Mêle aujourd’hui les mains noires comme si l’on avait manipulé du charbon ; tout y est presque neuf, parfois certains livres, cd’s ou dvd’s sont encore scellés ; il fut un temps où les gens utilisaient ce qu’ils achetaient ; aujourd’hui, dans les brocantes, on trouve des jouets neufs ; jadis, quand on trouvait des jouets, ils étaient en piteux état tant les enfants en avaient joui. Les prix du Pêle-Mêle ont grimpé depuis l’époque (un journal de Mickey coûtait 2 fb, soit 2,5 cents d’euro), mais très raisonnablement par rapport au coût de la vie.




L’ouverture de l’antenne située sur la Chaussée de Waterloo a amorcé une nouvelle ère pour cette institution du média de seconde main, car dans ce dernier magasin en date, un espace y est aménagé pour s’asseoir et lire, une table y est prévue pour travailler, sans parler des espaces conçus pour des expositions de photographies, et surtout de son « Garage-à-manger » au sous-sol qui propose des menus quotidiens, soupes, tartes, le tout très « bio », ainsi que d’excellents thés, et dont le concept visuel lui a valu, en 2013, le Grand Prix du Commerce Design of Brussels. Plus qu’un espace où farfouiller et acheter, c’est désormais un lieu où s’installer, où profiter, où se détendre et partager des moments conviviaux avec des amis, autour d’un bon thé et d’une bonne tranche de tarte.






Le personnel du Pêle-Mêle, quant à lui, est particulièrement sympathique, en plus de pouvoir vous renseigner quel que soit le livre, le film ou l’album musical que vous cherchez. C’est un lieu familial, convivial, où l’on rencontre souvent les mêmes personnes, tant devant que derrière le comptoir (je connais certains vendeurs depuis plusieurs décennies), parce que quand on a le malheur d’en franchir le seuil, on y reviendra par la force des choses.



Ainsi, quand le célèbre Marc Bailly, rédacteur en chef de la revue Phénix à sa grande époque et qui aujourd’hui encore œuvre en tant que directeur éditorial auprès de nombreux éditeurs en Belgique et en France, m’a proposé de choisir un lieu que j’aime dans le cadre d’une séance-photo, il ne m’a pas fallu cinq secondes pour penser : le Pêle-Mêle, Chaussée de Waterloo ! S’il ne devait rester qu’un seul endroit, ce serait celui-là. Et ce sera sans doute un des derniers recoins où j’aurai passé quelques heures le jour où je tirerai ma révérence.




Longue vie au Pêle-Mêle. Le Pêle-Mêle, c’est ma vie.

Daphnis Olivier Boelens, JUIN 2018 

Merci à toute l’équipe du Pêle-Mêle pour avoir autorisé cette très belle séance-photo, et merci à elle pour tant de choses. Oh ça oui, pour tant de choses…
Merci à Marc Bailly pour cette séance-photo, et pour tant de choses aussi...
Merci à ma maman, pour m'avoir ouvert cette porte...